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Il y a moins de cinquante ans, à l’époque de la marine à voiles, la seule qui ait une histoire, toute force navale, quelle que fût son importance, était essentiellement une réunion plus ou moins nombreuse d’unités de combat (vaisseaux de ligne) réalisant avec plus ou moins de perfection un type idéal, mais précis, que les ingénieurs de toutes nations s’efforçaient d’atteindre. Qu’était cette unité de combat, ce vaisseau de ligne ? C’était une forteresse flottante en bois ; quatre batteries de trente canons, d’un calibre uniforme dans les derniers temps, s’étageaient, rayant les murailles extérieures de leurs bandes blanches. Une haute mâture sur laquelle se déployait au vent une triple pyramide de voiles dont l’orientation et la manœuvre constituaient une science spéciale, imprimait à la masse entière une vitesse dont le maximum atteignait rarement douze nœuds à l’heure et qui, de vaisseau à vaisseau, ne différait guère que d’un nœud au plus ; enfin, dans la partie cachée sous l’eau, les cales, s’accumulaient, rangés avec le plus grand ordre, les munitions de guerre, les rechanges, les vivres, l’eau, les approvisionnemens multiples nécessaires au combat et à la navigation et qui limitaient à trois mois au plus la durée des croisières au large. Ces traits généraux résument le type de l’unité de combat des marines d’autrefois, type uniforme, constant pour toutes les nations maritimes ; si uniforme, si constant que, pour juger presque sans erreur la force individuelle de chaque navire, il suffisait d’apprécier sûrement la hauteur de la mâture, l’écartement de ses deux mâts principaux ; par suite aussi, il suffisait, pour juger de la force matérielle d’une escadre, de compter les unités de combat, les vaisseaux de ligne qui la composaient.

Aussi une, aussi constante était la constitution du personnel qui montait ces escadres et leur donnait une âme. Amiraux, officiers, équipages, tous, avant toute autre qualité, devaient être des marins, des hommes de mer. Pendant la paix, les longues stations sur tous les points du globe où s’agitait quelque intérêt commercial ou politique, les voyages de circumnavigation et de découvertes, enfin les évolutions dans des escadres spéciales étaient la rude école où se formaient ces officiers et ces équipages à une vie spéciale, à une science spéciale ; vie spéciale, où l’isolement, la solitude, la réflexion intérieure, l’étude et le travail, les privations morales et les privations physiques trempaient les caractères, où l’habitude de la difficulté vaincue, du péril bravé, du danger surmonté donnait une précieuse expérience, celle de l’uniformité constante des causes sous la variété des incidens, et faisait du véritable homme de mer l’homme impassible du poète devant les ruines amoncelées ; science spéciale, dont les conquêtes, dont les progrès s’accomplissaient lentement, par longues transitions, et se traduisaient par quelque réforme, par quelque amélioration insignifiante en apparence, très