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Aussi, le jour même, où il concluait le traité qui mettait la France à deux doigts de sa perte, Frédéric n’hésita pas à envoyer à un correspondant qui se montrait d’avance de si bonne composition un véritable dithyrambe, ampoulé et incorrect, sur les bienfaits de la paix :

O paix ! heureuse paix ! répare sur la terre
Tous les maux que lui fait la destructive guerre,
Et que ton front, paré de renaissantes fleurs,
Plus que jamais serein, prodigue tes faveurs !
Mais quel que soit l’espoir sur lequel tu te fonde,
Pense que tu n’auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde,
L’ambition et l’intérêt[1] !


Voltaire répondit sans sourciller :

« Sire, j’ai reçu des vers, et de très jolis vers, de mon adorable roi dans le temps que nous pensions que Votre Majesté ne songeait qu’à délivrer d’inquiétude le maréchal de Broglie, votre ancien ami de Strasbourg. Votre Majesté a glissé dans sa lettre l’agréable mot de paix, ce mot qui est si harmonieux à mon oreille… Le saigneur des nations, Frédéric II, Frédéric le Grand, a exaucé mes vœux… J’ai appris que Votre Majesté a fait un très bon traité, très bon pour vous sans doute, car vous avez formé votre esprit vertueux à être grand politique. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c’est ce dont l’on doute à Paris : la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du Dieu des armées ; l’autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s’agit. Quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes, je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l’Allemagne et de l’Europe. J’estime que vous avez gagné de vitesse

Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l’heureux Nestor accordé les années.


Achille a été plus habile que Nestor : heureuse habileté si elle contribue au bonheur du monde ! Voici donc le temps où Votre Majesté pourra amuser cette grande âme pétrie de tant de qualités contraires ! Soyez sûr qu’avant un mois j’irai chercher moi-même à Bruxelles les papiers que vous daignez honorer d’un peu de curiosité[2]… Il y a de petites choses qu’un citoyen ne peut faire que

  1. Frédéric à Voltaire, de Kuttenberg, 18 juin 1742. — (Correspondance générale.)
  2. Frédéric dans sa lettre avait demandé à connaître le manuscrit du Siècle de Louis XV.