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encore appris au public de France à se dégager de tout préjugé de patriotisme et, dans l’intérêt de la philosophie et des lumières, à porter leurs hommages et faire confidence de leurs griefs à des souverains étrangers ou ennemis. On pleurait les malheurs, on critiquait les fautes de la France ; mais personne n’aurait songé à faire compliment à l’infidèle allié qui avait eu l’art d’en tirer parti.

Je me trompe, il y eut une exception, une seule, et Frédéric reçut les félicitations d’un Français. Faut-il le nommer ? Ce fut Voltaire. Le grand écrivain inaugurait ce jour-là ce large système d’indifférence aux malheurs publics dans lequel, vingt ans plus tard et jusqu’à la fin de l’ancien régime, il fut suivi par tant de disciples. Mais la première épreuve qu’il en fit faillit lui tourner si mal qu’elle aurait dû suffire à l’en dégoûter. À la vérité, l’infidélité de Frédéric ne le prenait pas entièrement au dépourvu ; avec sa perspicacité accoutumée, il avait lu en quelque sorte depuis longtemps à travers les lignes de prose ou de vers que son ami royal lui adressait, et il ne craignait pas, sinon de l’encourager dans le dessein qu’il entrevoyait, au moins de l’assurer par avance qu’il ne lui en saurait pas trop mauvais gré. Dès les premiers jours de juin, arrivant de province à Paris, il lui écrivait :

Sitôt que je suis aperçu,
On court, on m’arrête au passage.
« Eh bien ! dit-on, l’avez-vous vu
Ce roi si brillant et si sage ?
Est-il vrai qu’avec sa vertu,
Il est pourtant grand politique ?
Fait-il des vers, de la musique.
Le jour même qu’il s’est battu ? »
… On dit qu’il suit de près les pas
Et de Gustave et de Turenne
Dans les camps et dans les combats,
Et que le soir, dans un repas,
C’est Catulle, Horace et Mécène.
À mes côtés, un raisonneur,
Endoctriné par la gazette,
Me dit d’un ton rempli d’humeur :
« Avec l’Autriche on dit qu’il traite.
— Non, dit l’autre, il sera constant,
Il sera l’appui de la France. »
Une bégueule, en s’approchant,
Dit : « Que m’importe sa constance !
Il est aimable, il me suffit ;
Et voilà tout ce que j’en pense,
Puisqu’il sait plaire, tout est dit[1]. »

  1. Voltaire à Frédéric. (Correspondance générale, juin 1742.)