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elle se montrait inconsolable. « Elle répète, écrit Robinson, qu’elle a perdu le plus beau joyau de sa couronne ; elle oublie qu’elle est reine, et quand elle voit un Silésien, elle fond en larmes comme une femme ordinaire. » Par momens aussi, elle s’emportait contre l’influence anglaise qui l’avait contrainte à céder, et le pauvre Robinson recevait des éclats de sa colère. « Lord Hyndfort parle à son aise, disait-il, de cette amputation, parce qu’il est à distance ; mais celui qui assiste à une grande opération, bien qu’il ne souffre pas autant que le patient, souffre pourtant avec lui, et quelquefois aussi c’est le patient qui le fait souffrir (with him and from him)[1]. »

Si l’impression était diverse, mais partout également profonde dans les cours, elle ne l’était pas moins sur les différens théâtres où pouvait se produire l’opinion publique et populaire. En Angleterre, en Hollande, dans tous les pays protestans, c’était une effusion de joie sans mesure. On jouissait de l’humiliation de la France, et dans le jeune héros qui traitait ainsi sans façon la grande puissance catholique, on saluait d’avance un nouveau Gustave ou un futur Guillaume d’Orange. Dans les rues de La Haye, sous les fenêtres mêmes de l’ambassadeur de France, on faisait des feux de joie en criant : « Vive la Prusse et mort aux Français ! » À Paris, au contraire, l’indignation, la consternation étaient grandes, et Fleury ne disait que la vérité quand il assurait Frédéric qu’il était impossible d’empêcher le sentiment public de s’épancher avec une juste sévérité. « La rage contre Votre Majesté, écrivait Chambrier, est sans mesure ; elle se traduit par des expressions que je n’oserais pas reproduire sans un ordre exprès. »

Fleury aurait d’autant moins pu arrêter le cours de l’irritation populaire qu’elle ne l’épargnait pas lui-même, pas plus que ses ministres et ses généraux. L’esprit frondeur et critique que le respect de la royauté ne contenait plus qu’à peine avait beau jeu pour se donner carrière, et l’on sait quelle était la forme habituelle de l’opposition sous cette monarchie absolue, tempérée, comme on l’a dit, par des chansons. On chansonnait donc sans pitié la duperie de Belle-Isle et l’impuissance de Broglie ; on faisait même des caricatures où l’on représentait le cardinal à quatre pattes devant la reine de Hongrie, qui le frappait de verges. Mais autant en avait-on fait à Mme de Maintenon, à Villefoy, à Chamillard. L’amertume même de ces satires n’était que l’expression de l’orgueil national froissé. C’était toujours entre Français, à portes closes, qu’on échangeait ces récriminations railleuses. De prétendus amis de l’humanité n’avaient pas

  1. Raümer, Beitrage sur neuen Geschichte. — Ranke, t. V, p. 527.