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ne restait plus qu’une armée de vingt-cinq mille Français, manquant de tout et bloqués au fond de l’Allemagne, derrière des remparts démantelés. Frédéric ne lui en écrivait pas moins pour le consoler : « Je regarde cette affaire comme une navigation entreprise par plusieurs dans un même but, mais qui, dérangée par un naufrage, met chacun des navigateurs dans la nécessité de se sauver à la nage et d’aborder où il peut. De ce bord, néanmoins, je tends la main à mes alliés et je ne veux mon salut que pour procurer le leur. » Et à l’empereur : « Me voyant réduit dans une situation où mon épée ne peut plus servir à Votre Majesté d’aucun secours, je l’assure que ma plume la servira toujours et que mon cœur ne se démentira jamais pour Votre Majesté impériale[1]. » A Fleury enfin il adressait une épître longue, embarrassée et confuse, où il récapitulait ses griefs vrais ou prétendus et finissait par cette assertion hardie : « La guerre présente est un tissu des marques de bonne volonté que j’ai données à mes alliés[2]. »

Si Belle-Isle était navré de voir s’écrouler tout l’échafaudage de. ses espérances, on peut juger quels furent les sentimens de Fleury, qui ne les avait jamais partagées. « On dit, écrit l’envoyé d’Angleterre, que le cardinal a fondu en larmes. » Sur quoi pleurait-il ? était-ce sur la France, ou sur lui-même et sur ses vingt ans de succès, presque de gloire, évanouis en un clin d’œil ? Si l’amour de la vie n’était chez les âmes faibles le dernier sentiment qui persiste et qui s’accroît même en approchant de la tombe, peut-être eût-il regretté, ce jour-là, le miracle de sa longévité. Louis XV fit meilleure contenance, et, après quelques jours de confusion, le mot d’ordre fut donné à la cour de parler de l’événement avec sang-froid, presque avec indifférence, comme d’un fait depuis longtemps prévu, et même de s’abstenir de toute récrimination amère contre le roi de Prusse. C’était dignité autant que prudence. De fait, dans l’extrémité où on se trouvait réduit, la paix paraissant nécessaire, il était superflu d’en accroître les difficultés en irritant un orgueilleux et en refusant (pour se servir de sa métaphore) la main qu’il pouvait tendre encore aux naufragés. C’est ce sentiment, traduit avec plus de réserve et moins d’excès de politesse que de coutume, qui perce dans la réponse directement adressée par le cardinal à Frédéric :

« Sire, je ne dissimulerai pas l’amertume de cœur que m’a causée la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m’honorer, le 18 de

  1. Pol. Corr., t. II, p. 205 et 207. — Frédéric à l’empereur et à Belle-Isle, 18 juin 1742.
  2. Pol. Corr., t. II, p. 206 et 208. — Frédéric à Fleury, 18 juin 1742.