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je ne veux pas. J’ai fait assez répandre de sang humain et je joue trop gros jeu par l’événement d’une bataille pour vouloir m’y exposer davantage. Je serai perdu avec vous si je ne pense pas à moi-même. — Mais, sire, lui ai-je dit, que deviendra l’empereur si Votre Majesté, dont il est l’ouvrage, l’abandonne ? et quelle sûreté trouve-t-elle elle-même dans la suite ? Fait-elle attention à l’état où cette paix la laisse ? — Quant à moi, me répondit-il, ce sont mes affaires et je m’en tirerai comme je pourrai. Il faudra bien faire quelque chose pour l’empereur. Enfin, mon cher Valori, vous irez donc trouver le. maréchal de Belle-Isle. » Puis il me tourna le dos en me disant : « Au plaisir de vous revoir[1] ! »

Valori sortit tout étourdi. Son désespoir et sa surprise étaient tels et se trahissaient par des signes si visibles, que Frédéric ne put résister à la tentation d’en faire lui-même une peinture d’un comique impitoyable dans une lettre qu’il écrivait le soir même à Podewils : « Aucun polichinelle, dit ce cruel railleur, ne peut imiter les contorsions de Valori ; ses sourcils ont fait des zigzags, sa bouche s’est élargie, il s’est trémoussé d’une étrange façon et tout cela sans avoir rien de bon à me dire. » Puis il ajoutait : « Voilà un grand et heureux événement qui met ma maison en possession des plus florissantes provinces d’Allemagne, au sortir d’une guerre la plus glorieuse du monde. Il faut savoir s’arrêter à propos ; forcer le bonheur, c’est le perdre ; et vouloir toujours davantage est le moyen de n’être jamais heureux. Adieu, je m’en vais expédier mon gros Valori et Mortagne qui sont insatiables de l’effusion du sang prussien[2]. »

Quelque fâcheuse que fût la commission dont Valori était chargé, en arrivant à Prague, il eut sous les yeux un spectacle, s’il se peut, plus triste encore : au milieu du désarroi universel, les deux mare- » chaux trouvaient bon de se livrer plus que jamais à leur animosité réciproque. L’un et l’autre voulaient commander, et ils ne se trouvaient d’accord sur rien. Belle-Isle, revenu de Dresde aussitôt après la retraite, critiquait amèrement la position que son collègue avait fait prendre à l’armée sous les murs de Prague, et Broglie refusait obstinément d’y rien changer. Tous deux déployaient dans ce conflit ce qui était d’ordinaire la qualité principale de leur caractère et ce qui, dans le malheur commun, n’était qu’un embarras de plus :

  1. Valori à Amelot, 14 juin 1742. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) Il y a deux dépêches écrites a quelques heures de distance. — Pol. Corr., t. II, p. 210 et 197.
  2. Valori à Amelot, 11 juin 1742. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr., t. II, p. 197 et 210.