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main, Belle-Isle, inspirateur de la guerre et décidé à tous les sacrifices pour le succès d’une entreprise où il avait mis son honneur ; Belle-Isle, auteur de l’alliance prussienne, et obligé de tout accepter de l’ami qu’il avait recherché pour ne pas paraître avoir été sa dupe. D’un autre général moins prévenu pour une œuvre qui ne serait pas la sienne, Frédéric ne pouvait attendre ni la même complaisance ni la même crédulité. Il avait sur Belle-Isle une prise qu’il ne voulait pas lâcher.

Toujours est-il qu’à partir du jour où Belle-Isle fut parti et Broglie en possession, le peu de bonne volonté de venir en aide à ses alliés que Frédéric avait témoignée après la prise de Prague fut de nouveau subitement refroidi. Il profita bien du désarroi de l’armée autrichienne pour s’emparer presque sans coup férir d’Olmütz et de Glatz, puis il se mit en route pour Berlin, où il devait célébrer les noces d’un de ses frères. Là, tout entier aux soins de son administration intérieure, il ne paraissait pas plus s’occuper des faits de guerre que s’il n’y eût pas été intéressé, à moins qu’il ne s’agît de critiquer (et toujours avec beaucoup de dédain et d’amertume) toutes les mesures qu’on prenait en son absence. « Je pars demain pour Rheinsberg, écrivait-il à Voltaire le 8 janvier, pour reprendre la houlette et la lyre et, veuille le ciel, pour ne la quitter jamais ! » Ce fut dans cette retraite pastorale que vint le chercher une lettre très pressante de Charles-Albert, le sollicitant de tout faire pour secourir Ségur et empêcher que, Linz étant obligée de se rendre, la Bavière ne fût envahie. Une autre de Belle-Isle, dans le même sens, y était jointe. Celle-là était écrite à la demande de Broglie lui-même, qui, faute de pouvoir agir personnellement à Berlin, n’avait pas hésité à recourir à cet intermédiaire. Belle-Isle s’était conformé au désir de son collègue, mais, en l’avertissant qu’il n’y avait pas à compter sur la docilité des Prussiens[1].

Mais, avec Frédéric, on ne savait jamais à quoi s’attendre. Contrairement à la crainte générale, loin de se faire prier, il alla tout de suite, non-seulement au-devant, mais au-delà de ce qui lui était demandé. On ne le pressait que d’envoyer un corps de troupes avec un de ses officiers supérieurs. Il déclara qu’il prendrait lui-même le commandement de l’opération, et qu’ayant besoin des troupes saxonnes, il allait tout de suite demander, à Dresde, au roi de Pologne, de lui prêter leur concours. Il invita même Valori à le devancer de quelques heures dans cette ville pour préparer les voies aux communications qu’il avait à faire.

Quand cette résolution généreuse fut connue, ce fut un

  1. Le maréchal de Belle-Isle au maréchal de Broglie, 9 janvier 1742. (Ministère de la guerre.)