Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des gouvernemens eux-mêmes qui ont pu se demander un instant ce que cela signifiait. Dans tous les cas, le « Teuton, » qui a la presse à sa disposition, a relevé le défi ; les polémiques n’ont pas manqué, et peu s’en faut que quelques journaux allemands n’aient tracé, sans plus tarder, le plan de la prochaine entrée en campagne contre « l’ennemi » de l’Est. Au cri de guerre poussé à Moscou et à Paris, on a répondu en Allemagne par un cri de guerre. C’était aller un peu vite de part et d’autre.

Au fond, sans doute, il n’y a pas trop à s’y méprendre, le langage du général Skobelef n’est étrange qu’en apparence, comme manifestation d’un personnage plus ou moins officiel. Par lui-même, il répond évidemment aux ambrions, aux passions d’une partie de la société russe et des peuples slaves de l’Orient, qui ne désespèrent pas de retrouver l’appui des armes du tsar ; si excentrique qu’il paraisse, il ne semble pas avoir diminué la popularité de celui qui s’est laissé aller à ces effusions belliqueuses. Peut-être, d’un autre côté, ces discours ne sont-ils que l’expression assez naïve des sentimens secrets d’un certain nombre de militaires peu réfléchis qui verraient dans une guerre nouvelle, dans des entreprises extérieures, une diversion salutaire pour la Russie. C’est possible ; mais il est bien clair que, si c’est un incident curieux comme symptôme de l’état moral de la Russie, ce n’est qu’un incident dénué de toute portée politique, et que le gouvernement du tsar n’est pour rien dans des manifestations qui ont pu lui créer un embarras momentané. La meilleure preuve, c’est qu’il s’est empressé de dégager sa responsabilité en désavouant le discours de Paris, en rappelant que l’empereur était le seul maître de sa politique et en envoyant aussitôt au général Skobelef l’ordre de rentrer à Saint-Pétersbourg, Qu’il n’aille pas jusqu’à disgracier complètement un soldat populaire, cela se peut ; il n’est sûrement pas disposé à se lancer pour le moment, à la suite du héros de Geok-Tépé, dans des aventures nouvelles. A l’heure qu’il est, on n’en peut douter, le cabinet de Saint-Pétersbourg, comme tous les autres gouvernemens de l’Europe, est favorable à la paix. Lorsque le jeune empereur Alexandre III est allé l’automne dernier à Dantzig pour se rencontrer avec l’empereur Guillaume, il n’avait d’autre pensée que de renouer de vieux liens d’amitié, de revenir à ce qu’on appelle maintenant la politique historique. D’un autre côté, malgré quelques nuages, les relations de la Russie et de l’Autriche se sont plutôt resserrées que refroidies dans ces deniers temps. Toutes les politiques ont paru préoccupées de se rapprocher, tout au moins d’atténuer les dissentimens que la marche des affaires orientales pouvait susciter entre elles. Et si les gouvernemens sont d’accord pour le moment, quoique par des raisons différentes, dans la pensée de maintenir la paix, ce ne sont pas les discours du général Skobelef qui peuvent modifier des résolutions inspirées par la prudence,