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abuser par toutes les exagérations orientales, de prendre feu à la moindre apparence d’agitation ; il y a toujours à distinguer, quand il s’agit de l’Orient, entre les réalités sérieuses, permanentes, saisissables pour la diplomatie, et les mirages insaisissables, les incidens qui passent.

La réalité pour le moment, c’est cette question égyptienne qui existe assurément, M. le président du conseil a eu raison de le dire l’autre jour, qui n’est plus même peut-être facile à régler ; c’est aussi cette insurrection qui s’est déclarée dans l’Herzégovine, aux confins du Monténégro, qui donne assez d’occupation à l’Autriche et qui, en durant ou en s’étendant, pourrait raviver bien des questions dangereuses. Les exagérations, les mirages, ce sont toutes les manifestations incandescentes du panslavisme, du panislamisme, les prédictions de prochains conflits entre ces grandes puissances, les discours que le général Skobelef a récemment livrés aux polémiques retentissantes du continent. Les discours du brillant officier russe ne sont point certes l’incident le moins curieux et le moins imprévu des affaires du jour. Le jeune général n’était connu jusqu’ici que comme un vaillant soldat, comme le héros des Balkans et du Turkestan, devenu assez populaire en Russie pour que le gouvernement ait donné dernièrement les noms de Geok-Tépé et de Skobelef à deux navires dans la mer Caspienne. Il s’est révélé tout à coup chef de propagande, apôtre illuminé du slavisme. Il n’y a que quelques semaines, il avait déjà prononcé dans un banquet à Moscou un discours passablement enflammé, où il se montrait, lui aussi, sensible aux « cris de douleur » des insurgés de l’Herzégovine et de la Dalmatie. Il vient de faire, il n’y a que quelques jours, un voyage en France, et dans une visite qu’il a reçue de quelques jeunes Serbes résidant à Paris, il paraît avoir tenu un langage plus ardent encore, surtout peu diplomatique. Qu’a dit réellement le général Skobelef à ceux qui lui portaient une adresse ? Ses paroles peuvent avoir été exagérées. Toujours est-il qu’il ne se serait pas borné, à exprimer la joie orgueilleuse de se voir « entouré des jeunes représentans de cette nation serbe qui a été la première à déployer le drapeau des libertés slaves dans l’Orient slave ; » il serait allé plus loin. Le général Skobelef aurait parlé d’un étranger malfaisant qui étend ses influences innombrables et funestes sur la Russie, d’un « ennemi héréditaire » pour les Slaves, — et cet étranger, « cet ennemi, c’est l’Allemand ! » Il n’aurait pas caché qu’il croyait la lutte inévitable, même prochaine « entre le Slave et le Teuton. » Voilà une croisade assez complète rêvée pour les Slaves ! A Moscou, c’est contre l’Autriche que le général Skobelef levait le drapeau en exaltant les insurgés de l’Herzégovine ; à Paris, l’ennemi à combattre, c’est le « Teuton ! » Et ces singulières paroles, on le comprend bien, ont eu leur retentissement à Berlin comme à Vienne. Elles ont été commentées de toute façon, et peut-être ont-elles éveillé les susceptibilités, tout au moins l’attention