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organique, comme un cœur et un cerveau ; le juif insulté aura une défense dans le concert des nations comme l’Anglais ou l’Américain outragé. Le monde y gagnera autant qu’Israël, car il y aura à l’avant-garde de l’Asie une communauté libre qui possédera les sympathies de toutes les grandes nations, une terre où s’arrêteront les inimitiés, un terrain neutre pour l’Orient comme la Belgique pour l’Occident. »

Nous ne croyons pas que les Mordecaï soient nombreux, qu’il se trouve beaucoup de juifs pour soupirer encore après la terre promise, après ses montagnes pierreuses, ses vignes et ses oliviers. Depuis longtemps ces exilés ne maudissent plus Babylone. On ne les voit plus errer tristement le long des fleuves et suspendre leurs harpes aux branches pliantes des saules ; on ne les entend plus s’écrier : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même ! que ma langue se colle à mon palais ! » Ils se sont attachés au pays des gentils, leurs affaires y prospèrent et leurs cœurs y ont pris racine. C’est une si bonne chose que la civilisation, même un peu faisandée ! Personne n’en savoure comme eux les commodités et les douceurs. Il leur serait glorieux sans doute de fonder une république de l’Anti-Liban ou une Belgique orientale gouvernée par des prophètes ; mais sans parler des objections du Grand-Turc, leur entreprise souffrirait bien des difficultés. La théocratie n’est plus un gouvernement à la mode, et rien ne ressemble moins à un Belge qu’un prophète.

Dans son éloquent et curieux roman, George Eliot a eu soin d’opposer à la figure mystique de Mordecaï celle d’un autre israélite, nommé Gidéon, qui condamne ses ambitieux desseins et se raille de ses espérances. Ce Gidéon, opticien aux cheveux roux, se pique d’être un juif parfaitement raisonnable. Il ne désire pas que les enfans d’Abraham se fassent baptiser, mais il leur souhaite de se fondre par degrés dans les nations qui leur accordent non-seulement l’hospitalité, mais par surcroît la tolérance et tous les droits du citoyen. Il aimerait tout autant, quant à lui, que ses enfans épousassent des chrétiens que des hébreux ; il tient pour cette vieille maxime que la patrie d’un homme est le pays où il est heureux. « Au lieu de fonder une théocratie nouvelle sur les bords du Jourdain, répond-il à Mordecaï, élaguons les rites, les vaines observances, les légendes surannées, toutes les superstitions de nos pères, et notre religion deviendra la plus simple de toutes les religions ; elle ne sera plus une barrière, mais un trait d’union entre nous et le reste du monde. » Mais à son tour l’horloger Pash, petit homme noir très déluré et triplement juif, lui répond avec quelque ironie : « Oui, Gidéon, à force de tout élaguer, notre religion deviendra aussi unie que le bois d’une pique. Arrachez l’arbre jusqu’à la racine, enlevez les feuilles et l’écorce, rasez les nœuds, polissez-le du haut en bas, et après cela mettez-le où il vous plaira, il ne repoussera plus ; vous pourrez en faire