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fortement, et qui lui a fait voir que, par les ordres que nous avions donnés avant qu’il fût arrivé, nous aurions fait, quand il ne serait pas venu, la même chose que lui. Je n’étais pas présent à cette espèce de conversation ; mais on m’a dit qu’elle avait été fort mesurée dans les termes, mais fort vive et fort sèche… Je lui conseille de ne pas tenir devant moi les mêmes propos, car je ne lui passerai pas du tout cet air de conquérant. » On s’entremit pourtant entre le général et son subordonné et après un échange de bonnes paroles, l’harmonie fut momentanément rétablie, ce qui n’empêchait pas Mortagne d’écrire à Belle-Isle qu’afin de mettre la vérité dans tout son jour, il devait s’arranger pour bien faire établir par la gazette à Paris que toutes les mesures heureuses et décisives avaient été prises par lui avant son départ, et que son successeur n’avait eu qu’à en profiter. « Nous nous sommes boudés toute la journée, disait-il en finissant, et le soir il m’a dit qu’il voulait que nous fussions bien ensemble. Dieu soit loué ! il ne sera jamais M. de Belle-Isle pour moi. »

De son côté, Broglie n’était pas non plus sans défense à Versailles. Il avait amené avec lui quelques officiers qui ne manquaient pas de chanter ses louanges. — « Les ennemis sont couverts de honte, écrivait l’un d’eux, et M. le maréchal, de gloire par les ordres qu’il a donnés, et par ses triomphantes dispositions qui ont fait l’admiration de tout le militaire. » Fleury en recevant ces témoignages contradictoires se borna à sourire, et l’on voit encore sur l’une des lettres ces mots écrits de sa main : Cancans peu utiles. Il avait raison de prendre en pitié ces misères, mais tort de ne pas savoir qu’il n’en faut souvent pas davantage pour causer la ruine d’une armée et expliquer les malheurs de tout un règne[1].

Ceux qui disputaient ainsi au maréchal l’honneur de son premier succès lui reprochèrent plus vivement encore de n’en pas savoir tirer parti. On s’attendait, à la vérité, assez généralement à le voir lui-même sortir de ses lignes et suivre l’ennemi dans sa retraite. Et les mêmes gens à qui, la veille, l’armée du grand-duc paraissait assez forte pour tout écraser n’y voyaient plus le lendemain que des fuyards qu’on bousculerait en fonçant sur eux. Le maréchal, au contraire, jugeait que l’alerte avait été assez sérieuse pour servir d’avertissement et craignait pour ses troupes, déjà réduites par les

  1. D’Aubigné à Belle-Isle, 2 et 22 décembre 1741. — Mortagne à Belle-Isle, même date. — Champigny à Fleury, même date. — (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Sous ce titre, sont réunies au ministère deux séries de dépêches, l’une principalement diplomatique, contenant la correspondance du marquis de Beauvau, envoyé de France auprès de l’électeur, l’autre presque exclusivement - militaire, où se trouvent les lettres des officiers de l’armée, qui passaient probablement sous le couvert de l’électeur pour arriver à Belle-Isle.