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aujourd’hui l’occasion ? Il y a apparence que les gens que vous voyez ne tarderont pas à vous rendre visite. » — « Ils se jetèrent à mon cou en me remerciant, disait plus tard le maréchal dans sa dépêche, et je vous assure avec vérité qu’il y a lieu de croire qu’ils suivront les traces de messieurs leurs grand-père et père. » Ainsi fortement organisée, la défense suppléa par l’énergie à l’infériorité du nombre ; un assaut tenté dans la soirée fut repoussé avec perte ; et le grand-duc, étonné d’une résistance qu’il n’attendait pas, se retira sans insister. « Il eut, dit la dépêche déjà citée, la honte de se retirer après beaucoup de fatigue, comme il était venu. » — « En vérité, ajoutait le maréchal, ce n’est pas sans beaucoup de peine que je suis parvenu à mettre l’armée du roi en sûreté d’une manière honorable qui a empêché les ennemis de rentrer au milieu de la Bohême et de nous mener en désordre sous les murs de Prague, si je m’étais conduit autrement que je l’ai fait, dont messieurs les officiers-généraux et toute la troupe m’ont paru fort contens, au moins j’aime à le croire[1]. »

Ce n’était pas sans raison que Broglie parlait avec cette réserve du contentement de ses collaborateurs, car, l’affaire terminée, bien loin d’être pressés de se féliciter avec lui du succès commun, presque tous les officiers de son état-major ne semblaient avoir qu’une pensée : c’était la crainte qu’un hommage rendu au mérite du nouveau chef ne parût une critique à l’adresse du précédent. Ils paraissaient vouloir surtout éviter tout ce qui aurait pu encourager le maréchal de Broglie à prendre son commandement trop au sérieux. Le major-général lui-même, ou, comme on disait alors, le maréchal général des logis, M. de Mortagne, poussa l’inconvenance jusqu’à avoir avec le maréchal à ce sujet une explication des plus vives ; et, chose vraiment comique, c’est le même d’Aubigné, que je laissais parler tout à l’heure, qui rend compte de cette scène étrange dans le post-scriptum même de la lettre citée, dont il oubliait apparemment, en la fermant, les premières lignes.

« Les ennemis se sont présentés et retirés, écrit-il, et il me paraît que ce matin M. le maréchal, entre nous, compte d’après la retraite des ennemis avoir remporté une grande bataille : il était déjà persuadé cette nuit que sans lui tout était perdu ; il a même eu sur cela une prise avec M. de Mortagne, qui lui parla très bien, mais très

  1. Le maréchal de Broglie au marquis de Breteuil, ministre de la guerre, 19 décembre 1741. (Ministère de la guerre.) — Presque toutes les dépêches relatives à cette campagne qui existent en minutes au ministère de la guerre ont été publiées, dès le siècle dernier, par je ne sais quelle indiscrétion, dans un recueil imprimé à Amsterdam en 1772, sous ce titre : Campagnes des maréchaux de Broglie, Belle-Isle et Maillebois en Bohême et en Bavière. Ce recueil difficile à trouver dans le commerce existe dans la plupart de nos bibliothèques publiques.