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succédé au fracas des guerres, mais quel silence ! un silence de lassitude, plein de terreurs inquiètes, où s’élevait par instans encore le crépitement des bûchera brûlant quelques sorcières. Magna urbs, magna solitudo ! s’écrie un voyageur qui traverse cette ville dépeuplée. Quel contraste avec cette vivante cité de Gênes, où s’agitait, sous un vif soleil, une population active et joyeuse dans toute sa liberté méridionale d’allure et de langage ! Quelle différence entre cette bourgeoisie de Belgique, honnête, mais renfermée et craintive, et cette aristocratie d’Italie, souvent corrompue, mais d’une hospitalité si avenante, d’une intelligence si cultivée, d’une imagination si éveillée !

Ce fut encore Rubens qui, dans cet affaissement, tendit la main au jeune homme dont son génie avait allumé les nobles ambitions. Pour lui donner une preuve publique de sa haute estime, il lui acheta toute une série de tableaux qu’il venait de faire, parmi lesquels une répétition du Saint Martin de Saventhem. Ce tableau selon M. Michiels, serait le célèbre Saint Martin de Windsor qu’on a toujours pris pour un Rubens : c’est une opinion à examiner sur place. Cette intervention puissante décida la fortune. Le bourgmestre Roccox, que Rubens avait peint en compagnie de sa femme sur les volets du fameux triptyque de l’église des Récollets (musée d’Anvers), demanda son portrait, celui de sa nièce et de sa petite-nièce à Van Dyck[1]. Les corporations religieuses dont faisaient partie ses frères et sœurs voulurent avoir de sa main des tableaux d’autel. L’église de Notre-Dame de Termonde lui demanda le Crucifiement qui s’y trouve encore, dans lequel il groupa au pied de la croix saint François, la Vierge, la Madeleine, saint Jean, saint Longin. Il s’efforça dans cette composition pathétique, de montrer tout ce qu’il savait comme dramaturge religieux formé par Rubens, tout ce qu’il pouvait comme praticien éclatant exercé à l’école des Italiens, et il attira dès lors les imaginations émues par la touchante exaltation des passions douloureuses qu’il sut imprimer sur les nobles visages de ses acteurs sacrés. Le Saint Sébastien de la Pinacothèque de Munich date de la même époque ; ce fut, semble-t-il, un morceau de bravoure qu’il exécuta, moins pour exprimer un sentiment religieux que pour montrer à tous sa virtuosité ; ce morceau, d’une sentimentalité froide, mais d’une exécution surprenante, plut particulièrement aux dilettanti. On en trouve des répétitions ou copies dans presque toutes les grandes galeries d’Europe (musée du Louvre, n° 139). La même année, il fut appelé à Bruxelles pour y peindre cette étrange

  1. M. A. Michiels croit avoir retrouvé l’esquisse de ces portraits, aujourd’hui passés à Saint-Pétersbourg (coll. Strogonsof), dans une toile du musée de Turin attribuée à Lely. (Cat. 1879, n° 427. )