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l’ivresse ; ils ne seraient pas poètes sans cela. Voyons les philosophes : que pensent-ils d’un projet qui, de leur propre aveu, ne tend, pour le moment, qu’à montrer aux barbares un nouveau Cyrus, « le premier qu’on ait adoré parmi les hommes ? » Anaxarque est tout de feu pour cette proposition ; il s’efforce d’y intéresser l’amour-propre des Macédoniens : Bacchus était de Thèbes, Hercule venait d’Argos ; la Macédoine restera-t-elle toujours condamnée à chercher ses dieux chez les étrangers ? Callisthène, à son tour, réclame la parole. Il s’exprime avec force et avec éloquence, réfute Anaxarque et, suivant le jugement de Plutarque, « épargne par ses discours une grande honte aux Grecs, une plus grande encore au roi, qui renonce à se faire adorer. » Arrien, lui, n’a jamais été le précepteur d’un empereur ; en revanche, il a gouverné la Cappadoce. En sa qualité d’homme de gouvernement, il ne peut s’empêcher de remarquer que le zèle de Callisthène dépassa les bornes. Plutarque l’avoue lui-même : Callisthène eut plutôt l’air de contraindre Alexandre que de le persuader. Qu’ils sont rares les donneurs de conseils qui ne se préoccupent pas, avant tout, de faire parade de leur austérité et de leur sagesse ! Entre l’orgueil du roi et celui du philosophe, je ne répondrais pas que le plus intraitable fût l’orgueil d’Alexandre. « Callisthène, disait Aristote, qui connaissait bien son neveu, ne manque pas de talent ; il manque de sens. » Ces gens de mérite auxquels le tact et l’esprit de conduite ont été refusés semblent avoir été créés tout exprès pour exercer la patience des rois. Quand, l’esprit assiégé des soucis les plus irritans, on éprouverait le besoin de se recueillir, de créer autour de soi une atmosphère de calme et de silence, il est dur d’avoir à subir les lieux-communs, les citations banales dont se croit en droit de vous étourdir un génie méconnu ou une âme désœuvrée.

Alexandre était homme d’esprit ; il eut quelquefois l’imprudence d’en prendre avantage ; l’amour-propre offensé de ses interlocuteurs ne lui pardonna jamais. Callisthène, après avoir été au nombre de ses flatteurs les plus outrés, devint son ennemi secret. Le mécontentement presque général qu’excitait dans l’armée la faveur croissante des Perses l’enhardit. Les Perses, en transportant leur foi au roi de Macédoine, n’avaient pas modifié l’étiquette de la cour d’Ecbatane ; ils se prosternaient devant Darius, ils continuèrent de se prosterner devant Alexandre. Des hommes avancés en âge et revêtus des plus hautes dignités de l’état ne croyaient pas s’humilier en s’inclinant jusqu’à toucher la terre du front. Ils avaient grandi dans ces idées et cet hommage servile n’était, à tout prendre, pour des Perses, que la pratique habituelle d’une coutume nationale. « Frappe encore plus fort ! » osa crier à l’un d’eux Léonatus. Si c’est ainsi que les Macédoniens se proposent de pacifier le peuple