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depuis longtemps menaçaient sa vie. Alexandre lui-même avait eu, en songe une vision sinistre : Clitus lui était apparu au milieu des fils du Parménion, tous vêtus de noir. Il est difficile de fuir son destin ; une inspiration fatale ramène Clitus vers cette enceinte d’où l’on a eu tant de peine à l’expulser. En ce moment même, Alexandre s’élançait au dehors, criant : « Clitus ! où est Clitus ? — Tu cherches Clitus, dit l’infortuné, le voilà ! » Le coup fut aussi prompt que le défi était provocant ; la javeline perça le corps de Clitus de part en part. Clitus, tombe, et l’âme sort avec un grand mugissement de ce corps robuste.

Le vestibule est inondé de sang, les gardes consternés demeurent à l’écart. Alexandre revient, sur-le-champ à lui-même. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir rappeler à la vie celui que, dans un transport aveugle, il vient d’immoler ! C’était aux Macédoniens de vouloir faire justice, au roi de s’interposer et d’exercer sa clémence ; c’est le roi au contraire qui a usurpé l’office odieux du bourreau. On assure qu’Alexandre tourna contre sa poitrine l’arme ensanglantée et qu’on fut obligé de la lui arracher des mains. Je souhaiterais que ce détail fût apocryphe ; la douleur du roi, muette et sombre, me toucherait davantage, car je la jugerais plus sincère. Il est certain que l’événement était profondément regrettable. Rien n’abaisse plus un homme à ses propres yeux, comme aux yeux de ceux qui se sont habitués à le placer au-dessus des faiblesses humaines, qu’un acte irréfléchi de violence. Les consolations ne manquèrent pas au roi dans le deuil exagéré auquel il se livra pendant plusieurs jours ; prêtres et sophistes rivalisèrent en cette occasion de bassesse ; l’armée seule trouva le chemin, du cœur. En elle résidait le droit de punir ; elle prononça contre le cadavre la sentence solennelle : Clitus avait mérité la mort. Les soldats voulaient pousser la rigueur jusqu’à priver le coupable des honneurs de la sépulture ; le roi donna l’ordre de l’inhumer.

Je ne voudrais pas me ranger toujours du côté de la tyrannie : je connais aussi bien qu’un autre ses côtés faibles. Il est des époques cependant où, quoi qu’on puisse, faire, on n’aura jamais, suivant l’expression du poète, que « le choix du tyran. » C’est à ces époques qu’il est permis d’appeler et de bénir le règne des Antonins. Transportez-vous par la pensée au milieu du IVe siècle avant notre ère : que pourrez-vous demander aux dieux ? De transformer les mœurs ? Autant vaudrait implorer un nouveau déluge, car les mœurs ne se modifieront pas autrement. Les dieux ont cessé d’avoir prise sur les hommes. Ne vous laissez pas abuser par les sacrifices qu’on leur offre ; le culte n’est plus qu’une vaine cérémonie. Nuées qui passez sur la terre en détresse, ouvrez-vous et laissez tomber du ciel un Trajan ou un Alexandre ! voilà le seul vœu que, pendant de