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étions peut-être en droit d’attendre d’un héros. Alexandre se conduisit autrement : ne l’accusons pas d’avoir agi cette fois en Asiatique ; il n’agit pas même en Macédonien, c’est-à-dire en demi-barbare ; les éphores de Sparte ne l’auraient pas désavoué. Ce qu’il fit ne fut ni un emprunt aux mœurs des vaincus, ni un ressouvenir des perfidies paternelles ; ce qu’il fit, la Grèce en avait maintes fois donné le spectacle : il fit assassiner Parménion.

Atroces exigences du salut de l’état, il ne m’appartient pas de vous absoudre ni de vous condamner ; je ne suis pas, grâce à Dieu, un homme politique, et je plains sincèrement ceux que des considérations trop cruelles pour mon cœur, peut-être aussi trop hautes pour mon intelligence, obligent à fouler aux pieds, comme autant de faiblesses coupables, les scrupules qui pourraient arrêter un esprit vulgaire. Il n’en est pas moins vrai que la conscience s’alarme quand on lui demande de reconnaître deux morales : l’une absolue et faite pour la grande masse humaine, l’autre réservée aux hommes de gouvernement. Les conséquences qu’aurait pu avoir la moindre hésitation après le supplice de Philotas ne sont pas douteuses : la guerre renaissait en Grèce, l’Asie se soulevait, encouragée par les divisions des vainqueurs ; un vaste écroulement succédait à la conquête à peine ébauchée. Alexandre ne voulut pas exposer l’univers à cette anarchie ; il le sauva aux dépens de sa gloire. Hercule en personne, pendant qu’il supportait le ciel sur ses épaules, a dû quelquefois trouver la tâche d’Atlas bien lourde ; j’aurais préféré, je l’avoue humblement, qu’Alexandre laissât choir le monde plutôt que de se résoudre à le soutenir d’une main cauteleuse et sanglante. Le meurtre de Parménion fut sans doute conforme aux habitudes politiques de l’époque ; ce n’en est pas moins une exécution à la turque.

Un des plus chers compagnons du vieillard, Polydamas, franchit en onze jours les 1,400 kilomètres qui séparent la Drangiane de la Médie. — Qu’on ne mette pas en doute cette rapidité merveilleuse ; le jambaz, ou chameau de course, réalise tous les jours de semblables prodiges. — Accompagné de deux Arabes et prenant à travers le désert la route que devait, deux mille ans plus tard, faire jalonner par des tours de brique Nadir-Shah, Polydamas se tenait assuré de devancer tous les avis qui auraient pu mettre Parménion sur ses gardes. Il portait deux lettres d’Alexandre, l’une adressée au commandant de l’armée de Médie, l’autre destinée à Cléandre, un des généraux qui, dans cette même armée, servaient en sous-ordre. La première lettre contenait l’exposé affectueux et confiant des opérations projetées ; la seconde enjoignait à Cléandre d’exécuter la sentence de mort portée contre le proscrit. Polydamas arrive de nuit à Ecbatane et s’y glisse sans être remarqué, grâce au