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pouvait pourtant pas songer à faire de Darius ce qu’on avait fait de Mazée, d’Oxathrès, de Mazacès, d’Ammynape : un satrape. Pour les rois déchus le moyen âge aura un jour le cloître ; notre époque même, malgré son scepticisme qui n’est qu’à la surface, ne laissera point leur majesté tombée et leur âme meurtrie sans refuge ; l’antiquité n’avait pas réservé d’asile à ces grands malheurs. L’héritier du trône de Cyrus eut le sort qui convenait à son infortune : il devait succomber avec le vaste empire « qui s’étendait des pays que la chaleur rend inhabitables aux terres glacées du côté de l’Ourse. » Corpus kumo patiare tegi ! Permets qu’un peu de terre recouvre mon corps ! voilà tout ce que le successeur des plus puissans monarques qu’ait connus l’univers se crut, à sa dernière heure, en droit de demander et d’attendre.

Ces rapprochemens n’humilient pas mon être : je croirais, au contraire, qu’ils le relèvent. J’aime la grandeur humaine dans son éclat ; je la trouve encore imposante dans ses adversités. Quoi ! cette chute qui fait trembler le monde n’est que la chute d’un homme ! Un homme peut s’abattre avec tant de fracas ! Il est donc quelque chose de plus qu’un atome. C’est quand l’arbre est à terre qu’on mesure le mieux à quelle hauteur s’élevait sa cime. Darius meurt : combien de millions d’êtres se trouvent à l’instant livrés aux feux du jour ! En même temps que Darius, supprimez par la pensée Alexandre et voyez ce que les Perses atterrés, ce que les Macédoniens emportés par leur brutale ivresse vont faire de l’univers ! Ce ne serait pourtant encore qu’un homme de moins : mais quel homme ! L’idée de la grandeur humaine, croyez-moi, n’est pas inutile. Notre génération est peut-être trop portée à exagérer sur ce point l’humilité chrétienne ; il m’a paru bon de lui montrer quelque chose d’humain qui ait été vraiment grand. Fallait-il donc pour cela remonter aussi haut le cours des siècles ? Alexandre est-il le seul roi qui ait honoré le trône ? J’avais besoin d’un nom qui ne fût pas un drapeau ; Alexandre appartient à l’humanité tout entière. Voilà pourquoi mon admiration entre tous l’a choisi.

Je me suis souvent demandé comment les sociétés avaient pu se fonder, quelle force, au début des temps, était intervenue pour rassembler sous une loi commune les familles dispersées qui luttaient si péniblement pour la vie ; à tort ou à raison, c’est au sentiment de l’admiration que j’ai cru pouvoir attribuer cette magique puissance. Si les hommes n’avaient jamais rien admiré, si aux âges lointains de l’histoire, ils avaient déjà su se défendre des illusions dont veut nous préserver une analyse sévère, il est probable que nous habiterions encore des cavernes.