Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

franchie, et cependant la vaillante colonne ne s’est pas accordé un instant de repos. On était au cœur de l’été, par 36 degrés environ de latitude ; un soleil de plomb pesait sur la plaine ; la colonne harassée marche toujours. Vers midi, les tortures de la soif deviennent intolérables ; l’eau portée à dos de mulet dans des outres n’a pas été suffisamment ménagée ; il en reste à peine quelques gouttes. Des soldats versent le précieux liquide dans un casque et l’offrent au roi. Au moment de porter le casque à ses lèvres, Alexandre s’arrête : « Non, dit-il, je ne boirai pas. Puis-je m’exposer en étanchant ma soif, à redoubler les tourmens de tout ce monde qui m’entoure ? » Où n’irait-on pas avec un tel roi ? La soif, la fatigue, tout est à l’instant oublié. Les cavaliers excitent leurs chevaux de la voix et des jambes ; les montures, tout à l’heure épuisées, semblent elles-mêmes avoir retrouvé leur ardeur. Cette troupe admirable venait pourtant de faire 74 kilomètres d’une seule traite. Bientôt on croit entendre le frémissement lointain d’une armée en marche ; un nuage de poussière en signale la présence et en dérobe la vue.

Bessus et ses complices pressaient en ce moment Darius de monter à cheval, car le chariot qui portait le roi prisonnier, par son allure pesante, retardait la fuite. Darius résiste, proteste, prend les dieux vengeurs à témoin : ce sont des libérateurs, ce ne sont pas des ennemis qui le poursuivent ! En fallait-il plus pour irriter et provoquer au crime des rebelles ? La colère les enflamme ; ils dardent sur le malheureux souverain leurs javelots. Les traits pleuvent sur le char, blessent les chevaux, tuent les deux esclaves qui les conduisaient et vont frapper le monarque lui-même sur son siège. Darius s’affaisse, atteint d’un coup mortel. Épouvantés de leur attentat, les meurtriers se dispersent et s’enfuient ; Nabarzane prend la route de l’Hyrcanie ; Bessus, avec cinq cents chevaux, se dirige vers Bactres. Alexandre, pendant ce temps, accourait. Sans s’inquiéter du nombre d’ennemis qu’il peut avoir à combattre, il s’était lancé en avant de toute la vitesse de son cheval. Il n’y eut, dit-on, que soixante cavaliers qui arrivèrent en même temps que lui au camp de Darius. Le spectacle du plus affreux désordre les y attendait : une foule de chariots, chargés de femmes et d’enfans, abandonnés par leurs conducteurs, erraient au hasard dans la plaine : des bandes de fuyards se montraient dispersées de tous côtés. Quelques groupes plus hardis essayaient encore de se défendre, les autres jetaient leurs armes, se prosternaient aux pieds du vainqueur et demandaient merci. Où était Darius ? Comment le découvrir au milieu de cette confusion ? Les prisonniers qu’on interrogeait ne savaient répondre que par des gémissemens et des larmes. Allez contempler au musée de Versailles le tableau