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Quelques inconvéniens (il y en a toujours) venaient compenser en partie ces avantages. D’abord le nouveau commandant en chef, né en 1672, allait achever sa soixante et dixième année, ce qui, même de nos jours et dans nos lois militaires, est regardé comme un âge un peu avancé pour un général, mais ce qui le paraissait bien plus encore à une époque où, la vie active commençant de meilleure heure, les forces physiques s’épuisaient plus tôt. Dans le cours de l’été précédent, il venait d’éprouver un de ces accidens de vieillesse que les amis et les familles déguisent, qu’on ne s’avoue pas à soi-même, mais qui avait l’apparence d’une première atteinte d’apoplexie. On remarquait que, depuis son rétablissement, son humeur, qui n’avait jamais été facile, prenait un caractère d’obstination intraitable et irascible, lui rendant difficile le maniement des hommes et des affaires. En outre, il avait été plusieurs années ambassadeur en Angleterre à une époque où prévalait la politique pacifique de Fleury, ce qui lui avait permis même de vivre presque dans l’intimité de Robert Walpole. Prétendant, à ce titre, joindre des connaissances diplomatiques à son expérience militaire, il ne se faisait pas faute de blâmer assez hautement aussi bien le but que la direction générale de la guerre actuellement engagée. Le bruit de ces critiques était-il parvenu jusqu’à Berlin ? Je l’ignore ; mais toujours est-il que ceux qui approchaient de Frédéric savaient qu’il s’exprimait habituellement assez mal et avec sévérité sur le compte du gouverneur de Strasbourg. Il gardait en particulier un très mauvais souvenir de la visite qu’il avait été obligé de lui faire lors de l’équipée de jeunesse que j’ai racontée[1]. Revenant volontiers sur cette aventure avec un singulier mélange de raillerie et de colère, il se plaignait tour à tour et que le maréchal eût voulu d’abord le faire arrêter et qu’ensuite, par ses politesses excessives, il eût trahi le secret de son incognito. Ceci, à la vérité, pouvait être ignoré à Versailles, et Fleury, eût-il connu ce détail, lui dont la rancune était le moindre défaut, n’eût jamais cru qu’on pût faire jouer à de pareilles puérilités un rôle quelconque dans les affaires sérieuses[2].

Mais Belle-Isle, très dépité d’avoir été pris au mot, trouvait dans ces inconvéniens réels du nouveau choix des motifs suffisans pour justifier et faire partager autour de lui le désappointement qu’il éprouvait. Trop habile pour réclamer contre une décision qu’il avait

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1881.
  2. Belle-Isle à Valori, 20 décembre 1741. — (Correspondance de Prusse.) — Le marquis de Beauvau à Amelot, 15 décembre 1741. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Une lettre de Strasbourg, sans signature, adressée à Belle-Isle, et qui se trouve dans les correspondances diverses du ministère de la guerre, dit : « Il n’y a sorte de propos misérables et puérils qui ne se tiennent chez cet homme (le maréchal de Broglie) contre les négociations de M. le maréchal de Belle-Isle et contre les engagemens qu’il a fait prendre à la France. »