Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

force et qu’il savait communiquer autour de lui se ranimait à la moindre apparence de succès. Persuadé qu’il avait tout fait et qu’il pouvait tout faire encore du fond de son lit ou de sa chambre, il expédiait ordre sur ordre et croyait sincèrement qu’à sa voix la discipline allait rentrer dans l’armée, en même temps qu’il sentait la vigueur renaître dans ses membres. « Vous êtes présentement instruit, écrivait-il au ministre, du succès de l’entreprise que mon passage à Dresde a opéré, et toutes choses sont si fort changées depuis que je suis ici, qu’il n’y a que sujet d’être tranquille et de bien espérer de toutes les affaires générales et politiques… Le repos d’esprit que je goûte depuis que je suis ici m’a considérablement rétabli. » Il n’oubliait qu’une chose, c’est qu’il avait écrit lui-même au même ministre, de Dresde, dans un jour de désespoir, que décidément la double tâche qu’il avait assumée excédait les forces humaines et qu’il reconnaissait son toit en l’expiant. La lettre, après laquelle il n’était plus temps de courir, était arrivée à son adresse, et la réponse fut l’annonce qu’un successeur, le maréchal de Broglie, lui était envoyé pour prendre le commandement de l’armée[1].

C’était une résolution aussi naturelle que raisonnable : le choix du remplaçant ne l’était pas moins. Depuis la mort de Berwick et de Villars, et en attendant que Belle-Isle eût réalisé tout ce qu’on attendait de lui, Broglie tenait, d’un commun aveu, un des premiers rangs parmi les officiers supérieurs de l’armée française. Sa conduite en Italie pendant la guerre précédente était justement appréciée ; à la vérité, à la suite d’un succès remporté sous les murs de Parme, il s’était laissé surprendre la nuit, par un parti d’Autrichiens, d’une manière qui avait prêté aux railleries des chansonnière de Versailles. Mais comme, dès le lendemain, il avait pris sa revanche par une victoire plus éclatante devant Guastalla, cette mésaventure, qui n’amusait plus que des plaisans de profession, n’ôtait rien à l’estime des connaisseurs. De plus, en sa qualité de gouverneur de Strasbourg, c’était lui qui avait dû présider à l’opération toujours délicate du passage du Rhin par une armée en campagne : toutes les troupes avaient défilé sous ses yeux homme par homme ; il avait pu connaître tous les officiers de leur état-major. Ses trois fils étaient sous les drapeaux, et l’aîné venait de prendre une part brillante au dernier fait d’armes. Il se trouvait donc chargé de la suite d’une opération dont une des phases importantes avait déjà passé par ses mains ; d’ailleurs il était plus ancien de grade et d’âge que Belle-Isle, ce qui réglait d’avance entre les deux maréchaux toutes les questions de préséance, sans mettre en jeu l’amour-propre d’aucun d’eux.

  1. Belle-Isle à Amelot, Prague, 12 décembre 1741. — (Correspondance de l’ambassade auprès de la diète. — Ministère des affaires étrangères.)