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nous ne voulons pas, parce que la volonté est changeante, nous dirons que nous ne pouvons pas l’abandonner à ceux qui se réclament d’elle sans la pratiquer ni même peut-être la comprendre. Non certainement, l’auteur de la Faustin, roman « quintessencié, » ou de la Fille Elisa, roman « canaille, » n’est pas un naturaliste. On peut soutenir qu’il y a plus de naturel dans un vers quelconque d’un poète de l’école du bon sens, quand ce ne serait que le naturel de la platitude et de la banalité, que dans l’œuvre entière d’un Charles Baudelaire. C’est à peu près ainsi qu’il y a plus de réalité dans le roman-feuilleton du premier faiseur venu, dans les romans eux-mêmes de Ponson du Terrail ou d’Émile Gaboriau (je ne nomme que les morts) que dans les huit ou dix volumes de M. de Goncourt. Et pas plus que de l’amoncellement de ses petits papiers sur le XVIIIe siècle, de ses « trente mille brochures et de ses deux mille journaux » (c’est bien, je crois, son chiffre) il n’a su dégager un vrai livre d’histoire, pas plus, de « l’amassement de ses notes prises à coups de lorgnon, » il n’a su tirer un seul récit, où il y ait, toujours pour parler ce langage dont j’espère (dans mes rêves) qu’il emportera le secret avec lui, « de la vraie humanité sur ses jambes. » Attardé du romantisme, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de Tragaldabas en serait un. Qui le croira ? Formé à l’école du mauvais XVIIIe siècle, pompadouresque et crébillonnesque, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de la Nuit et le Moment en serait un. Qui le prétendra ? Faut-il absolument un mot pour le caractériser ? Il représente ce qu’il y a de plus contraire peut-être au naturalisme ; — à savoir, l’art de fabriquer industrieusement ces curiosités d’étagères où l’impuissance laborieuse d’imiter et de reproduire le réel se tourmente pour ainsi dire, se contourne en mille façons et finit par s’échapper en mille inventions fantastiques, presque toujours curieuses, ingénieuses parfois, mais naturelles, jamais ; — ce n’est pas même le rococo, c’est le japonisme dans le roman.


F. BRUNETIERE.