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lecteur n’y doit chercher la moindre convenance ni le moindre rapport, sont séparés l’un de l’autre par une ligne de points; qui tous, de par la nature même de leur contenu, portent une date différente; qui tous enfin sont artificiellement mis dans la bouche d’hommes qui, très vraisemblablement, ne se sont jamais trouvés réunis autour de la même table en même temps. Mais, comme ils ont pu tour à tour passer par cette salle à manger ou par une autre, leurs paroles y ayant gelé, l’atmosphère tempérée d’abord du souper les dégourdit, puis, plus chaude, les dégèle et, toutes ensemble, elles éclatent dans la confusion du plus étrange brouhaha. Voilà l’image fidèle de la façon de composer qui tend à s’introduire dans le roman.

Elle a cela précisément de commode qu’elle permet au romancier de faire emploi de toutes ses notes et de vider ses tiroirs impitoyablement. M. de Goncourt avait une petite histoire à placer d’un père qui surprend son fils en train de calculer ce que lui coûteront ses frais d’enterrement; il l’a placée sous la responsabilité du coulissier Blancheron. Il est superflu de dire qu’elle ne tient à rien ni ne sert de rien. M. de Goncourt avait noté sur ses tablettes un conte indécent d’au-delà les monts; c’était, ou jamais, l’occasion de le placer dans « le monde le plus quintessencié; » il l’a placé dans le compte-rendu d’un dîner chez la sœur de la Faustin. Il est bien entendu qu’il ne rime à rien ni ne conduit à rien. M. de Goncourt avait recueilli je ne sais quelle anecdote sur Rossini; fausse ou vraie, l’anecdote est de celles qui tiennent de la place, mais qui d’ailleurs ne signifient rien; il l’a placée bravement dans cette mémorable conversation chez la Faustin. Faut-il répéter pour la troisième fois qu’elle ne répond à rien ni ne mène à rien? Et ainsi du reste. Vous dites que cela ne tire pas à conséquence, et que l’erreur d’un seul n’aura pas d’imitateurs? Qu’en savons-nous? Car si vous y prenez garde, n’est-ce pas ainsi déjà que trop d’écrivains composent? C’est même ce qu’ils appellent magnifiquement constituer le milieu dans lequel ils font mouvoir leurs personnages. Et comme après tout, vivant de la vie de tout le monde, il n’est pas jusqu’aux plus minces rencontres et jusqu’aux plus insignifians petits faits de l’existence journalière, un mot qu’on entend en traversant la rue, une odeur qu’on respire en montant l’escalier, qui n’aient à la rigueur leur part dans la constitution de ce fameux milieu, vous pouvez calculer où cela nous entraîne. Question de mesure, dit-on encore, et question de limite. Avec cela que, s’il y a quelque chose dont se soucie la nouvelle école, ce sont les questions de limite et de mesure! Eh! vraiment, mais ce pauvre Ponsard, dont ils se moquent tant, et que je n’ai nulle envie de défendre contre eux, ne composait pas autrement. Entre les nœuds d’une intrigue telle quelle, un peu plus serrée seulement, parce qu’il s’agissait de théâtre, c’était le même procédé