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quelqu’un pour la pousser à bout et la mener impitoyablement à ses dernières conséquences. Je suis persuadé, pour ma part, que, si l’on avait moins loué dans les écrivains du passé ce que pendant vingt ans on y a loué presque uniquement, — l’abondance, l’exactitude et la particularité des renseignemens qu’ils nous avaient transmis sur les hommes et les choses de leur temps, nos écrivains auraient été détournés de croire, au détriment de la littérature et, quoi qu’on en dise, au grand dommage de leur propre durée, qu’un livre est fait lorsque, dans un cadre quelconque, on a fait entrer tant bien que mal, et presque toujours plutôt mal que bien, plusieurs tiroirs de notes patiemment amassées. Toute sorte de notes ont cet inconvénient qu’il n’y a rien de plus difficile que de résister à la tentation de s’en servir. Mais lorsque, par hasard, — et si j’en crois Bouvard et Pécuchet, les préfaces de M. Alphonse Daudet, les études de M. Zola, les livres historiques et les romans de MM. de Goncourt, c’est à peu près ainsi qu’ils procèdent tous, — lorsque donc les notes sont prises pour le plaisir d’en prendre, lorsque l’on n’a pas une raison antérieure de les assembler, lorsque le plan de l’œuvre à laquelle on les fera servir n’est pas déjà déterminé, alors, ô romanciers ! gardez-vous de les prendre, ne recevez que l’impression des choses, n’en retenez que la mémoire vague et le souvenir latent ; surtout n’essayez pas d’en préciser trop nettement les contours, car, avec vos notes étiquetées, classées, empaquetées, vous ne ferez jamais que de médiocre besogne. Ç’a été le malheur de MM. de Goncourt. Il me reste à le montrer, et qu’ainsi le vice d’une composition artificielle aggrave, dans la Faustin, le vice d’une conception étrangement romanesque, elle-même aggravée déjà par le vice d’un style dont le maniérisme est le moindre défaut.

Vous souvient-il peut-être comment Pantagruel, en quittant l’ile des Papimanes, eut cette merveilleuse aventure « d’ouïr en haute mer diverses paroles dégelées ? » Elles avaient été surprises en l’air, comme chacun sait, par la rigueur du précédent hiver, mais, « advenante la sérénité et tempérie du bon temps, » elles fondaient et, si l’on en croit l’autre, étaient ouïes ; « mots de gueule, mots d’azur, mots de sinople, mots de sable et mots dorés. » Si vous voulez ressentir un peu de l’impression qu’éprouva ce jour-là le bon Pantagruel, il vous est aisé ; vous n’avez qu’à lire dans le roman de M. de Goncourt sept ou huit pages des quinze ou vingt qu’il a consacrées au compte-rendu (je ne vois pas d’autre mot qui convienne ni d’ailleurs qui doive le flatter davantage) d’un souper chez la Faustin. Ce sont des fragmens de conversation qui s’entre-croisent à travers la table ; dont aucun ne répond à aucun, qui pourraient remplir un volume avec autant de vraisemblance qu’ils remplissent huit pages ; qui tous ont la prétention d’enfermer une idée ; qui tous, pour mieux marquer sans doute que le