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sans laisser trace et trop d’ignorans ont imprimé à renseignement un cachot peut-être indélébile. D’une part, nous achetons nos Koran à Leipzig et nos Qâmoûs à Boulaq sans que presque aucun de nos bons arabisans ait jamais été en position d’établir une de ces éditions qui illustrent des noms comme Sacy, Fluegel, Halin, Fleischer, et, de l’autre, nos cartes géographiques et tous nos documens officiels signalent à l’étonnement de l’Europe savante l’impuissance de nos interprètes les plus en faveur à transcrire scientifiquement les noms étrangers. Que disent les Allemands de notre manière d’écrire Kroumir et Kralifa, eux qui ont reçu et conservé le c guttural aspiré que les Latins avant eux écrivaient ch, équivalent du x grec, et que les modernes sont convenus d’écrire kh à cause de la valeur du groupe primitif dans plusieurs langues d’aujourd’hui ? En sortant un peu du domaine arabe, nos savans officiels auraient comparé l’hébreu baruch (ou plutôt barukh) à mabruk et n’auraient plus été tentés d’ajouter à la gutturale un r parasite pour représenter une articulation qui, muette ou aspirée, s’écrit avec un seul et même caractère en hébreu ; ils auraient réfléchi que nacht allemand et noct latin viennent d’une même racine, — que nous avons lire de l’arabe barbacane, magasin, calife, et non barhakrane, makrasin, kralife, que nos pères prononçaient Gengiskan et non Gengiskran, que l’r ne dérive jamais d’une gutturale, qu’elle n’a aucun rapport avec cette classe d’articulations et que son grasseyement est un phénomène trop particulier pour servir de base à un système de transcription. Et, comme les Latins avaient ch (=kh), nos maîtres en orientalisme avaient représenté par analyse la douce correspondante par gh, comme dans Mostaghanem, Gharrouban ; mais les nouveau-venus ont trouvé que l’r était mieux, ici encore, pour la douce comme pour la forte, et ils ont écrit Relizane au lieu de Ghélizane ; ils voudraient nous faire écrire alrarade pour algarade, razelle pour gazelle et Bardad pour Bagdad ; d’après eux, les mots européens géographie, agaric, Malaga, Grenade, retranscrits de la transcription arabe, deviendraient géorraphie, araric, Malara, Rernade. Et voilà où l’on en arrive quand on confond la linguistique avec la musique ; l’oreille, quelque fine qu’elle puisse être, n’est pas, chez l’homme du moins, l’organe du raisonnement. Personne s’est-il avisé que ben, fils, ne fait pas partie nécessaire d’un nom patronymique et que les noms de nos futurs concitoyens arabes risquent de se trouver tous rangés dans le même chapitre du dictionnaire, sous la lettre b ? Puis on gémine des lettres par caprice, comme dans Moussa au lieu de Mouça ; on introduit des a comme dans Meçaoud, ce qui est peut-être hébreu (a furtif) mais nullement arabe ; on crée des groupes Mb, Mz, au commencement des mots, ce qui n’est ni arabe ni conforme au génie de la langue française ; le public renchérit ; étonné de ces combinaisons étrangères, il