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L’interprète judiciaire, en tant qu’interprète parlant, doit être actif, leste, bon cavalier, d’aspect imposant, pour que la justice qu’il représente pour sa part ne soit pas rapetissée aux yeux des hommes de la nature ; il doit être aussi policier, c’est-à-dire fin et courageux, car il secondera toujours et remplacera quelquefois l’espion qui guide et le soldat qui combat. Il y a des perquisitions difficiles et des arrestations dangereuses.

En tant que traducteur écrivant, il doit savoir à fond l’arabe littéral, qui est à l’arabe parlé comme le latin est à l’italien, et qui lui-même a eu un développement deux fois plus long que les cinq ou six siècles de toute la latinité ; il doit savoir aussi l’arabe moderne, qui est le dernier terme parmi les transformations successives de ce langage vaste et vague, dont le dictionnaire classique a nom : El-qâmoûs, l’océan, il doit savoir le français, et cette proposition se passe de commentaire près de ceux qui ont dépensé dix ou quinze ans de leur vie à apprendre comment on écrit sa langue. Enfin, il doit savoir passer d’une de ces langues dans l’autre, du vague au précis, de la phrase où toutes les propositions sont égales d’aspect, à celle où le mode et la particule varient suivant qu’il faut marquer la principale, ou la secondaire, ou les principales et les secondaires juxtaposées, ou l’incidente qui peut être explicative ou déterminative ; et il lui faut venir sans trop longs détours de la phrase où un seul malheureux pronom remplace successivement six fois de suite deux ou trois sujets différens, à celle où pareille pratique serait taxée d’extravagante et criminelle ! L’interprète est un jongleur, et le traducteur est un hercule. Et c’est un seul et même individu qui doit être tout cela. — La conséquence est facile à déduire : il n’y a pas de bons interprètes judiciaires. Une classification connue met plaisamment en tête des trois classes, dans lesquelles ils seraient rangés, ceux qui savent le français, puis ceux qui savent l’arabe, enfin ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre. Nous tiendrons compte de cette appréciation, vraie à la façon du paradoxe, ressemblante comme savent l’être les caricatures. Supposons, comme on dit en géométrie, qu’un bon interprète existe, — une merveille, comme la renaissance en produisait au temps de La Mirandole, où la res scibilis était quelque peu moins étendue qu’aujourd’hui. Eh bien ! ce serait encore pis ; un bon interprète serait un fléau, non moins qu’un domestique philosophe au une femme savante.

Le juge est le premier, mais il n’est malheureusement pas possible d’exiger que ce soit un savant. S’il connaît son métier et s’il a de la tenue, tout ira bien. Doublez-le d’un interprète qui en saura quatre fois autant que lui et vous reproduirez le phénomène d’Ésope à la cour de Lydie ou de Joseph chez Pharaon. Qui commandera ? Et supposez que le magistrat soit assez énergique pour se soustraire à l’ascendant