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société où il vit. Autant il est dangereux à l’historien, autant il est nécessaire au professeur de choisir son point de départ dans le présent pour expliquer le passé. Les mots aujourd’hui, autrefois, doivent revenir sans cesse pour faire: pénétrer dans les jeunes têtes la notion du temps et du développement historique. Cet art difficile, bien des maîtres le devinent et le pratiquent, et je demande aux lecteurs de la Revue la permission de leur conter une visite que j’ai faite dans la plus petite classe d’une école primaire de Paris.

J’arrivai au moment où un jeune maître commençait une leçon sur la féodalité. Il n’entendait pas son métier, car il parlait de l’hérédité des offices et des bénéfices, qui laissait absolument indifférens les enfans de huit ans auxquels il s’adressait. Entre le directeur de l’école[1]; il interrompt, et, s’adressant à toute la classe : « Qui est-ce qui a déjà vu ici un château du temps de la féodalité? » Personne ne répond. Le maître s’adressant alors à un de ces jeunes habitans du faubourg Saint-Antoine : « Tu n’as donc jamais été à Vincennes ? — Si, monsieur. — Eh bien! tu as vu un château du temps de la féodalité. » Voilà le point de départ trouvé dans le présent. « Comment est-il ce château? » Plusieurs enfans répondent à la fois. Le maître en prend un, le conduit au tableau, obtient un dessin informe qu’il rectifie. Il marque des échancrures dans la muraille. « Qu’est-ce que c’est que cela? » Personne ne le savait. Il définit le créneau. « A quoi cela servait-il? » Il fait deviner que cela servait à la défense. « Avec quoi se battait-on? avec des fusils? » La majorité : « Non, monsieur. — Avec quoi? » Un jeune savant crie du bout de la classe : « Avec des arcs. — Qu’est-ce qu’un arc? » Dix voix répondent : « Monsieur, c’est une arbalète. » Le maître sourit et explique la différence. Puis il dit comme il était difficile de prendre avec des arcs et même avec les machines du temps un château, dont les murailles étaient hautes et larges, et continuant : « Quand vous serez ouvriers, bons ouvriers, que vous voyagerez pour votre travail ou pour votre plaisir, vous rencontrerez des ruines de châteaux. « Il nomme Montlhéry et autres ruines dans le voisinage de Paris. « Dans chacun d’eux il y avait un seigneur. Que faisaient tous ces seigneurs? » Toute la classe répond : « Ils se battaient. » Alors le maître dépeint devant ces enfans, dont pas un ne perd une de ses paroles, la guerre féodale, mettant les chevaliers en selle et les couvrant de leurs armures. « Mais on ne prend pas un château avec des cuirasses et des lances. Alors la guerre ne finissait pas. Et qui est-ce qui souffrait surtout de la guerre ? Ceux qui n’avaient pas de châteaux,

  1. M. Berthereau, directeur de l’école communale de la rue Keller.