Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/875

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veut ce choc terrible ; on s’écrie, on s’empresse, la vapeur est renversée, les freins grincent à se briser ; effort inutile, l’impulsion vient de trop loin ; il faut qu’un immense holocauste soit offert à la folie humaine malheureusement armée de la toute-puissance[1]. »

Image exacte de la marche opposée de l’Autriche-Hongrie et de la Russie en Turquie ! Il s’agit aussi de savoir à qui appartiendra l’ascendant, l’influence principale. C’est le monde slave, c’est l’Orient qu’on va se disputer, et ce choc terrible, que le philosophe peut déplorer, mais que le politique doit attendre, il serait du moins possible de l’éloigner et de l’amortir si l’empire ottoman s’y prêtait, Mais non. Comme pour donner aux deux rivaux qui vont le briser dans leur choc la tentation d’affronter plus tôt l’aventure, c’est le sultan lui-même qui fomente en Afrique des agitations afin de lier le bras de la France, ce bras auquel il a dû si souvent son salut ! Le jour de la crise, l’Allemagne regardera avec bienveillance ; on aura immobilisé l’Italie au moyen d’une promesse de compensation ; la France sera trop absorbée par l’Afrique pour bouger. Quel allié restera-t-il à l’empire ottoman ? L’Angleterre ? Mais l’Angleterre a déjà montré qu’elle était capable de se dédommager des succès des autres et de prendre sa part de butin, lorsqu’il lui paraissait trop dangereux d’empêcher la curée. Qui sait si elle n’a pas déjà fait ce sacrifice du Bosphore et des Dardanelles, ayant reconnu depuis peu que la route de l’Inde passait surtout par l’Euphrate et par le canal de Suez et qu’il était imprudent de la faire remonter trop haut ?

Quoi qu’il en soit de l’avenir, il est clair que la Turquie aura tout fait pour le rendre funeste. Incapable d’aucune réforme intérieure, la déplorable politique extérieure qu’elle a adoptée depuis quelques mois ajoute encore aux dangers qu’elle court et qu’elle fait courir à l’Europe. L’excès du pouvoir personnel et le panislamisme, si elle n’y renonce pas bientôt, hâteront sa ruine et l’ébranlement qui en résultera pour toutes les puissances. C’est pourquoi, si absorbés que nous soyons en France par nos luttes de parti, nous commettrions la plus lourde des fautes en négligeant de suivre les progrès du mal qui sévit à Constantinople et dont les effets s’étendront inévitablement jusqu’à nous.


GABRIEL CHARMES.

  1. La France nouvelle.