au milieu de ces irréguliers musulmans d’un aspect répugnant : pas un n’a été, je ne dis pas assassiné, mais même insulté ! L’auteur de la guerre, l’ennemi juré de la Turquie, le général Ignatief, n’a pris aucune précaution pour venir narguer de près les vaincus : jamais il n’a été l’objet d’un outrage ou d’une menace. Il a pu circuler en calèche découverte à travers les bachi-bouzouks humiliés. La démobilisation s’est faite de la manière la plus simple. Tous ces soldats farouches dont on attendait tant de révoltes se sont laissé désarmer sans mot dire ; ils n’ont pas songé un instant à se venger de leurs malheurs sur les chrétiens ou sur les autorités turques ; encore moins ont-ils songé à réclamer une solde qu’on n’avait pas le moyen de leur donner ; ils ont disparu, ils se sont fondus en quelque sorte dans le plus complet silence, et, si l’on n’avait pas rencontré sans cesse dans la campagne et dans les rues de Constantinople des cadavres d’infortunés morts de faim, personne n’aurait su ce qu’ils étaient devenus.
Un peuple qui se laisse ainsi écraser par la fatalité est incapable de ces élans subits vers la vie qui sauvent parfois les moribonds. Ce qui s’est passé à Constantinople à la suite de la guerre, cette muette dispersion d’une armée qu’on disait arrivée au paroxysme du fanatisme et de la colère, cette inconcevable douceur d’hommes qui présentaient l’aspect extérieur de bêtes féroces, n’est d’ailleurs qu’un des symptômes de l’état normal de la Turquie contemporaine. Pendant plusieurs années, la misère a été si profonde dans tout l’empire, qu’on s’étonne qu’elle n’ait amené aucun trouble. Ce n’est pas seulement à Constantinople qu’on mourait de faim dans les rues. À Smyrne, à Damas, dans toutes les villes, dans tous les villages, la même chose se produisait. Le gouvernement ne faisait aucun effort pour soulager la souffrance générale. On m’a raconté qu’il n’était pas rare, dans l’année qui a suivi la guerre, de rencontrer des malheureux qui vous demandaient un morceau de pain pour ne pas mourir de faim ; si on leur refusait ou si on passait sans leur répondre, ils ne vous adressaient aucun reproche, ils ne poussaient contre vous aucune imprécation, ils tombaient lourdement, comme des masses inertes. C’est ainsi que le peuple tout entier agissait envers le gouvernement et la classe dirigeante ; tandis que le palais insultait par ses dilapidations à la misère générale, personne n’essayait de se révolter contre tant d’inhumanité. On ne saurait croire jusqu’où les Turcs poussent la dureté du cœur. Des milliers de réfugiés musulmans qui avaient fui la domination russe sont morts, à quelques heures de Constantinople, sur la côte d’Asie, sans qu’un seul ministre, un seul pacha, un seul membre de la société turque ait fait le moindre effort pour les sauver. Que dis-je ?