Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/864

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par les payer ou par les laisser en souffrance, c’est à eux que s’adresse au bout du compte la multitude innombrable des détenteurs de havaley. Ils ne sauraient satisfaire tout le monde, ils doivent faire un choix. On comprend quels argumens décident de ce choix. Chaque gouverneur, chaque percepteur est assailli de propositions plus ou moins séduisantes. Le plus offrant l’emporte. Généralement, ce sont les intermédiaires, les banquiers qui montrent le plus de générosité et qui, par suite, se trouvent les mieux récompensés. Dans cette lutte de bakchichs, les petits sont bien vite écrasés. Aussi, comme je l’ai déjà dit, les simples fonctionnaires ou les entrepreneurs ordinaires qui reçoivent des havaley sont-ils obligés de s’en défaire au profit de courtiers qui les prennent tout au plus pour le quart de leur valeur. Il faut payer un escompte considérable, car le havaley ne sera peut-être soldé que dans plusieurs années ; il faut payer aussi les droits de voyage, car il ne sera soldé qu’à l’autre bout de l’empire ; il faut payer enfin des bakchichs, car il ne sera soldé que moyennant une forte rétribution donnée au defterdar et au vali. Terrible opération dans laquelle le montant nominal du havaley disparaît presque complètement ! Qu’on juge du sort d’un malheureux fonctionnaire qui, après avoir attendu de longs mois son traitement, ne reçoit enfin qu’une paie valant une si faible partie de ce qu’on lui doit !

Mais on aurait tort de croire que les inconvéniens du système des havaley se bornent à ceux que je viens de signaler. Il permet encore un autre genre de fraude qui a été pratiqué avec un cynisme étrange, même pour la Turquie, au moment des difficultés avec la Grèce. J’ai dit que les gouverneurs et les percepteurs de province étaient maîtres de leurs caisses, qu’ils étaient libres de choisir entre les innombrables havaley qu’on leur présentait et qu’ils se déterminaient ordinairement dans leur choix par des motifs qui n’avaient rien de commun avec l’intérêt public. Néanmoins il arrive parfois que le gouvernement se charge de décider lui-même quels havaley seront acquittés et quels autres ne le seront pas. Il ne tient alors aucun compte de la distribution générale faite d’avance à tous les ministères et des engagemens les plus sacrés pris envers les créanciers. C’est ainsi qu’à l’époque où le sultan ne s’était pas encore résigné à faire des concessions à la Grèce, où il nourrissait au contraire le désir d’écraser ce petit peuple si malencontreusement protégé pai l’Europe, un iradé impérial ordonna tout à coup de verser le montant de tous les havaley sans distinction au seraskiérat, c’est-à-dire au ministère de la guerre. Les autres ministères furent frustrés d’un seul coup. Ne fallait-il pas consacrer intégralement les revenus de l’empire à des préparatifs militaires, qui n’ont servi à rien qu’à enrichir quelques pachas ? Mais les ministères n’ont pas