Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait une plus grande erreur encore de s’imaginer que cette aristocratie vaille mieux dans les communautés chrétiennes que chez les Turcs. Entre les Turcs et les chrétiens, il n’y a qu’une seule différence : la masse turque, ainsi que je l’observais il y a un instant, est foncièrement honnête et d’une loyauté à toute épreuve ; elle ne se corrompt qu’à mesure qu’elle s’élève ; chez les chrétiens, au contraire, les vices éclatent du haut en bas de l’échelle sociale ; le peuple lui-même en est fortement atteint. Cela s’explique sans peine. Se sentant les maîtres, les Turcs n’ont jamais eu besoin de fourberie et de mensonge ; ils sont devenus orgueilleux, brutaux, méprisans, mais point lâches ni dissimulés ; même dans la rapine, ils ont conservé une certaine dignité ; comme ils prenaient ouvertement, par la force, ce qu’ils convoitaient, ils n’étaient pas contraints de le dérober par la ruse, ce qui est beaucoup plus déshonorant. Les chrétiens, au contraire, ont été avilis par l’esclavage. Il leur est arrivé ce qui était arrivé aux juifs en Europe durant tout le moyen âge et jusqu’au seuil des temps modernes. Appartenant à des nations proscrites, violemment exclus de la vie publique, sans cesse opprimés dans la vie privée, ayant néanmoins une intelligence bien supérieure à celle de leurs dominateurs, possédant une activité, une finesse, une dextérité que ceux-ci n’avaient pas, ils ont développé leur esprit aux dépens de leur caractère. C’est par les voies obliques qu’ils sont arrivés à la richesse et à la puissance. Aujourd’hui, le pli est pris ; il faudra une émancipation complète et de longues années de liberté pour le faire disparaître. Mais, en attendant, la présence des chefs des communautés chrétiennes dans les méghiz des provinces, loin d’être une garantie de bonne administration, est une cause nouvelle de désordre. Les attributions des méghiz sont fort mal définies. Il en résulte que le gouverneur a recours à eux chaque fois qu’il s’agit d’une affaire dont il redoute la responsabilité personnelle. En général, on peut dire que les méghiz s’occupent de toute question qui touche à des intérêts financiers et dont il y a des profits à espérer. Récemment, par exemple, le méghiz d’Andrinople s’était chargé de recevoir des fournitures de gendarmerie, de déclarer si elles étaient bonnes et, dans ce cas, de les distribuer aux hommes. Il s’était entendu avec le gouverneur et les fournisseurs pour une opération commune dont chacun retirait un gain personnel et dont personne n’aurait à rendre compte au gouvernement, puisque le contrôle du méghiz est regardé comme définitif. De cette manière, si les fournitures ne valaient rien, le mudir ou le mouchir n’avait pas à en répondre devant le ministère de la guerre. On voit d’ici la conséquence d’une pareille organisation. Le ministre n’a aucun pouvoir à Constantinople, puisque le sultan s’occupe de tout ; il n’a aucune action sur ses agens dans