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un dévoûment aveugle ; les caporaux valent déjà un peu moins, ils commencent à spéculer sur les avantages de leur grade ; les sergens sont absolument gangrenés, et, lorsqu’on arrive aux officiers, il n’y a pas de mots pour exprimer la corruption qui règne parmi eux. Le haut état-major turc et le ministère de la guerre dépassent, à cet égard, tout ce qu’on peut imaginer. Cet avilissement moral, d’ailleurs, n’empêche pas le courage militaire. L’un n’exclut pas l’autre.. Tel général qui s’est conduit en héros durant la dernière guerre, qui est devenu une des gloires de son pays, dont le nom restera légendaire, est conspué à Constantinople pour ses inconcevables rapines. Dans le civil, les désordres sont plus grands encore, et ils sont sans compensation. Les petits employés ont quelque retenue, les hauts dignitaires de l’empire n’en ont aucune. Le personnel entier est atteint d’un mal inguérissable. On se sert dans tout l’Orient de la même expression pour caractériser la conduite des fonctionnaires. Allez en Égypte, en Syrie, en Asie-Mineure, en Roumélie, partout vous entendrez dire qu’ils mangent. Ils mangent, en effet, ou plutôt ils dévorent, et, par malheur, c’est aux dépens des administrés qui, après avoir payé les impôts les plus iniques, sont encore obligés de fournir à la subsistance d’une nuée d’agens de toute sorte qui vient sans cesse s’abattre sur eux.

Et il ne faudrait pas croire que les appétits finissent par se rassasier. On ne leur donne pas le temps de le faire. Il y a, comme je l’ai dit, au moins deux fois plus de fonctionnaires que de fonctions. À peine l’un est-il repu qu’un autre arrive. La curée n’est point interrompue un seul jour. Le contribuable n’a jamais de repos. Encore si les affaires pouvaient être sérieusement, traitées au milieu de ce va-et-vient si coûteux ! Mais non. Que veut-on que fasse un fonctionnaire envoyé subitement de Constantinople à Erzeroum, par exemple, ne connaissant rien du pays, n’ayant aucune notion des hommes et des choses qu’on lui confie, et qui doit quitter sa nouvelle résidence au bout de quelques semaines, lorsqu’il commencera à s’acclimater un peu ? Il est clair qu’il serait insensé de sa part de songer à faire de la bonne administration ; tout le condamne à s’occuper exclusivement de ses intérêts personnels. Il y a quelque temps, un iradé du sultan avait créé des inspecteurs-généraux de province. Huit mois après, un autre iradé supprima cette institution, jugée inutile. Mais croit-on que les titulaires ainsi frappés aient reçu la plus légère compensation ? qu’on leur ait donné un emploi quelconque à la place de celui qu’on leur enlevait ? Personne n’y a songé. On ne leur a même pas accordé d’indemnité de retour. Un malheureux inspecteur qui se trouvait à Alep, à Damas, à Bagdad, à l’extrémité de l’empire, et qui perdait subitement son emploi, n’a pas même reçu de frais de route pour retourner à