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faire pour effrayer ses ennemis et pour déjouer les projets qu’il leur prête. Il n’est pas facile de démêler ce qu’il y a de vrai ou de faux dans les bruits qui ont couru à Constantinople au sujet de la manière dont il a conduit l’enquête sur la mort d’Abdul-Aziz ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que cette enquête, ordonnée par lui sous l’impression du meurtre de l’empereur de Russie, n’a été dans sa pensée qu’un moyen de prévenir, par des exemples éclatans, toute imitation à Constantinople de ce qui venait de se passer à Saint-Pétersbourg. Les rancunes personnelles sont chez lui implacables parce qu’elles naissent d’un sentiment de crainte toujours éveillé. Il a saisi le prétexte de la mort d’Abdul-Aziz pour se venger d’hommes qu’il redoutait. Persuadé qu’il trouvera d’autres prétextes pour se débarrasser de toutes les personnes qui lui sont suspectes, il accusera les uns de concussion, les autres de complot, et tout en ménageant ce qu’il prend pour les formes extérieures de la justice, il donnera au monde le spectacle de nombreux attentats judiciaires. Yldiz-Kiosk est entouré de véritables fortifications ; des milliers de soldats, les meilleures troupes de l’empire, l’admirable garde impériale, dont chaque homme a fait plusieurs campagnes, sont campés autour de ces murailles préservatrices, où le sultan reste volontairement enfermé. Il en sort une fois par semaine seulement et durant une heure, le vendredi, pour se rendre à une petite mosquée qui n’en est séparée que par quelques mètres. Abdul-Aziz changeait chaque semaine de mosquée ; il n’hésitait pas à traverser le Bosphore et la Corne d’or, à parcourir, au milieu d’une foule nombreuse, les places et les rues de Constantinople. Abdul-Hamid ne s’expose jamais à un péril aussi grave. C’est à peine s’il s’éloigne de quelques pas d’Yldiz-Kiosk. Sa prison est belle, mais c’est une prison dont le plus terrible des geôliers, la peur, ne lui permettra jamais de s’évader.

Menant la vie que je viens de décrire, il est évident qu’Abdul-Hamid ne peut faire que de deux choses l’une : ou se livrer, à l’exemple des souverains classiques de l’Orient, à d’incessantes débauches, ou s’occuper du gouvernement de son empire. Son esprit appliqué et son tempérament modéré lui ont fait choisir ce dernier parti. Le trait distinctif, je le répète, du régime actuel de la Turquie, est la suppression de la Porte et le gouvernement direct par le souverain. On s’expliquerait sans peine qu’ayant des vues personnelles et la volonté très arrêtée de les faire prévaloir, Abdul-Hamid prît la direction de la politique et donnât à ses ministres les indications générales que ceux-ci seraient ensuite chargés de faire passer dans la pratique administrative. Mais il ne s’en tient pas là ; il prétend régler lui-même jusqu’au moindre détail ; non-seulement il décide si