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lui attribuer une part dans la conduite de la politique intérieure ou extérieure de l’empire ; on s’est trompé. Tout ce qui s’est fait en Turquie depuis la chute de Midhat-Pacha est l’œuvre du sultan. Dans ces dernières années surtout, l’action d’Abdul-Hamid est devenue prépondérante, unique. C’est lui qui a combiné et dirigé les entreprises diplomatiques ainsi que les manœuvres peu diplomatiques au moyen desquelles le gouvernement turc a essayé d’échapper aux prescriptions du traité de Berlin. Il en est l’auteur incontestable et incontesté. Loin de disposer des destinées de son pays, Saïd-Pacha ne dispose ni d’un détail quelconque de l’administration qui lui est directement confiée, ni ne peut prendre aucune résolution, si secondaire qu’elle soit, sans l’autorisation ou plutôt sans l’ordre du sultan.

Ce qui serait une qualité chez un homme d’état ordinaire, chargé d’une branche restreinte des services publics, chez un gouverneur de province, chez un ministre spécial, devient chez Abdul-Hamid le plus grave des défauts. L’empire ottoman a beaucoup souffert des vices de souverains uniquement occupés de leurs plaisirs et n’hésitant devant aucune dilapidation pour satisfaire des fantaisies de plus en plus dispendieuses. C’est un mal d’un genre bien différent qui risque de l’emporter aujourd’hui. Abdul-Hamid n’a aucune des folles passions de ses prédécesseurs ; il est personnellement économe, sa vie est des mieux réglées ; le seul excès qu’il commette est l’excès de travail. Enfermé dans un kiosque de médiocre dimension, Yldiz-Kiosk, qu’il a préféré à tous les palais parce qu’il s’y trouve ou qu’il s’y croit plus en sûreté, son luxe est des plus modestes. Ses distractions se bornent à des promenades à cheval dans les allées de son parc, qui est d’ailleurs magnifique. Abdul-Hamid est un excellent cavalier. Le vendredi, lorsqu’il se rend à la mosquée, on est frappé de sa bonne tenue, de sa tournure élégante. Petit, maigre, nerveux, remarquablement brun, ses traits effilés ne manquent ni de finesse ni de distinction. Ce sont plutôt ceux d’un Arménien que d’un Turc. Rien qu’à le voir on devine qu’il ne passe pas sa vie dans la mollesse. Son œil inquiet semble scruter tous les recoins où pourrait se cacher un assassin ; l’expression de fatigue, mais non d’énervement, qu’on remarque sur son visage indique l’effort constant de l’esprit, la tension perpétuelle de la volonté. Je ne sais quoi de fixe et d’un peu troublé trahit le dérangement mental auquel n’échappe aucun des membres de la famille d’Othman. Personne n’ignore que la monomanie de la peur est devenue chez lui une véritable maladie. Quoique naturellement assez doux et d’un commerce agréable, la terreur l’a rendu souvent cruel. Persuadé que l’assassinat le menace sans cesse, il est prêt à tout