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moindre résolution. Tout part du sultan, tout aboutit à lui. La Sublime-Porte est toujours sublime, mais elle n’est plus que cela. On sait que le mot de vizir, emprunté à la langue arabe, veut dire « portefaix. » L’étymologie est restée, le sens a disparu. Le grand-vizir actuel ne porte rien sur ses épaules ; tout le poids de l’empire repose sur celles de son maître. De là vient qu’Abdul-Hamid a usé, depuis le commencement de son règne, un nombre si considérable de ministres et de ministères. Si effacés qu’ils fussent, les hommes qu’il a appelés tour à tour au pouvoir avaient des idées personnelles ; quelques-uns d’entre eux poussaient même l’impertinence jusqu’à avoir tout un système de gouvernement, tout un plan de réformes qu’ils étaient assez prétentieux ou assez naïfs pour vouloir appliquer. Abdul-Hamid n’a pu s’accommoder d’aucun d’entre eux. Ni Midhat-Pacha, ni Khérédine-Pacha, ni Sadig-Pacha, ni Safvet-Pacha, ni Kadri-Pacha, ni bien d’autres de moindre importance, n’ont su jouer ce rôle de cire molle sur laquelle le sultan imprimait son cachet. On est surpris, en se promenant à Constantinople, de la quantité extraordinaire d’altesses qu’on y rencontre. Qui est-ce qui n’a pas été plus ou moins grand-vizir pour une année, pour un mois, pour une semaine ou pour un jour ? Aussi est-ce une précaution sage, lorsqu’on se présente dans une maison turque, de demander à la personne qui vous y conduit s’il faut traiter d’excellences ou d’altesses les personnes qu’on doit y rencontrer. Au milieu de tant de vizirs en disponibilité, une erreur est si vite commise ! Abdul-Hamid a essayé tous les hommes de son empire avant d’en rencontrer un qui eût assez de souplesse pour être constamment le reflet de sa pensée personnelle, qui se montrât assez malléable pour n’offrir jamais sous sa main l’apparence d’une résistance. Il y est arrivé enfin. Le grand-vizir actuel est loin d’avoir une intelligence vulgaire et un esprit étroit. Il est doué, au contraire, d’une habileté remarquable et, — chose bien rare en Turquie, — d’une activité prodigieuse. De plus, il est honnête, et depuis qu’il est au pouvoir, — chose plus rare encore en Turquie, — on ne l’a jamais surpris en faute. à cet égard. Mais tout ce qu’il a d’esprit, d’initiative et de caractère, il ne l’emploie qu’à suivre sur le visage d’Abdul-Hamid les moindres pensées du maître, qu’à de jouer les intrigues de ses adversaires, qu’à se maintenir, à force de docilité, en un poste d’où la plus légère velléité, je ne dis pas d’indépendance, mais de volonté individuelle, risquerait de le faire tomber. Il n’exerce aucune influence sur les affaires publiques, que le sultan étudie et règle seul suivant ses fantaisies absolues. Il n’a même point d’autorité dans son propre ministère, où il se sent surveillé par une nuée d’espions prêts à saisir pour le perdre jusqu’à un signe imperceptible d’individualité. On lui a fait quelquefois l’honneur de