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cents pieds de haut, et en rochers d’une belle teinte rougeâtre que surmonte une végétation vigoureuse. A gauche, au contraire, l’aspect de la rive est des plus rians, et de belles villas baignent jusque dans les eaux du fleuve leurs pelouses et leurs arbres verts. Au bout de quelques milles, le fleuve s’élargit et forme une sorte de lac qui n’a pas moins de 4 milles de large ; c’est ce qu’on appelle Tappan-See. Puis il se resserre de nouveau et coule entre des montagnes rocailleuses, aux flancs abrupts, couvertes d’une végétation rabougrie qui rappelle celle de l’Esterel. Il fait un temps superbe.; le soleil est chaud, et pour que l’illusion du midi soit complète, il ne manque que deux choses, un ciel moins pâle et des eaux moins jaunes. Comme presque tous les grands fleuves américains, l’Hudson roule malheureusement des flots bourbeux et troubles; s’il avait la couleur du Rhône à sa sortie du lac de Genève, l’Appleton Guide aurait peut-être raison de dire, suivant une formule que nous entendrons souvent répéter, que c’est le plus beau fleuve du monde: finest in the world.

Nos hôtes ne souffrent pas cependant que notre attention soit uniquement absorbée par les beautés du paysage. Ce pays est plein de souvenirs de la guerre de l’indépendance, et il est naturel qu’on ne nous le laisse point oublier. Ici, à Locust-Hill, a campé en 1781 l’armée américaine; là, à Tappan, l’infortuné major André[1] fut arrêté et paya de sa vie l’imprudence qu’il avait commise en quittant son uniforme de soldat pour mieux surprendre les plans de Washington; là, à Beverly-House, Benedict Arnold, le grand traître de la révolution, était en train de déjeuner lorsqu’il apprit l’arrestation de son complice André et prit la fuite pour se réfugier à bord du vaisseau anglais qui était à l’ancre dans le fleuve. Ces récits historiques sont encore relevés par la vivacité avec laquelle ils sont racontés. Les souvenirs de la guerre qui a donné naissance aux États-Unis sont encore vivans dans les cœurs américains. On dirait que ces luttes sont d’hier, tant les moindres détails en sont présens à toutes les mémoires. Je devrais, comme Français, trouver un intérêt particulier à ces souvenirs. Cependant, je dois l’avouer, ma curiosité est davantage éveillée lorsqu’on me montre, à travers un épais rideau d’ifs et de chênes plantés par lui, le modeste cottage où Washington Irving a passé les dernières années de sa vie. J’ai toujours eu, je ne sais trop pourquoi, une sympathie particulière pour l’auteur du Sketch-Book; et puis, les souvenirs d’un homme ne sont-ils pas toujours plus vivans que ceux d’un événement, et

  1. Le major André, qui servait dans l’armée anglaise, avait noué des relations avec le général américain Benedict Arnold, auquel Washington avait imprudemment confié la défense de West-Point. Il eut le tort de pénétrer déguisé dans les lignes américaines, fut découvert et pendu comme espion. Sa mort fut violemment reprochée à Washington, qui ne fit cependant qu’appliquer avec rigueur les lois de la guerre.