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généralement construites sur un modèle uniforme en matériaux un peu tristes, du granit gris ou rouge foncé. Cependant on nous en montre, chemin faisant, quelques-unes assez différentes d’aspect, entre autres ce qu’on appelle le palais Stewart, grande villa en marbre blanc, qui serait peut-être mieux à sa place sous le ciel de Gènes. D’autres plus récentes sont construites dans un style qui est fort en honneur à New-York à présent, le style château, et que pour mon compte je ne goûte pas beaucoup, les châteaux étant faits suivant moi pour être environnés d’arbres et de pelouses. Mais si le détail n’échappe pas à la critique, cette longue file d’habitations, dont on devine le luxe intérieur, a quelque chose à la fois d’élégant et grandiose. Ce qui par cette claire lumière et ce beau soleil rend leur aspect particulièrement gai, c’est que les fenêtres de toutes celles dont les propriétaires sont déjà rentrés en ville sont garnies de femmes et d’enfans qui agitent leurs mouchoirs à notre passage. Les trottoirs sont encombrés d’une foule bienveillante qui, pour mieux nous voir, escalade le perron des maisons; les nègres y sont en assez grand nombre et leur large figure noire, au milieu de laquelle brille une rangée de dents blanches, exprime la plus vive satisfaction. Nous répondons de notre mieux par nos saluts à ses manifestations sympathiques, et déjà ce métier nous paraît moins singulier que la veille. On s’accoutume vite aux honneurs, et je m’explique mieux comment en temps de république certaines gens sont si prompts à prendre allures de princes.

La revue terminée, on nous conduit dans une tribune construite à peu près en face de l’hôtel, et les régimens de la milice que nous venons de passer en revue commencent à défiler devant nous. Les drapeaux, qui, depuis la mort du président Garfield, demeurent entourés d’un crêpe, s’inclinent devant nous au passage, et chaque fois nous levons gravement nos chapeaux pour répondre au salut. Je prête un peu plus d’attention aux uniformes, m’attendant à les trouver, sinon gracieux, du moins bien entendus au point de vue de l’usage quotidien. Je suis surpris, au contraire, de remarquer qu’évidemment ils sont tous (chaque régiment a son uniforme) d’un modèle assez ancien et en partie calqué sur les uniformes qui étaient de mode en Europe il y a cinquante ans. Ce n’est pas la dernière fois que j’aurai occasion de signaler la ténacité avec laquelle on conserve en Amérique les souvenirs du passé et la lenteur qu’on apporte à effectuer certains changemens. C’est ainsi qu’ils ont gardé toutes ces vieilles traditions que, sous couleur de progrès, on a supprimées récemment dans notre armée, le tambour-major faisant voltiger sa grosse canne à l’ancienne mode et les bonnets à poil. Il est vrai que les soldats affublés de cette coiffure incommode portent aussi un képi suspendu un peu plus bas que la giberne, qui,