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chemins de fer qui y aboutissent. » Je serais bien étonné cependant si ce petit bonhomme à la mine hardie y finissait obscurément ses jours. Peut-être sera-t-il lui-même un fondateur de ville. Tel est du moins l’horoscope que je tire au fils et dont la mère paraît fort satisfaite.

Dans ce milieu, à tout prendre assez commun, je distingue cependant un ménage qu’au premier abord j’avais reconnu de la meilleure compagnie à ce certain air indéfinissable qui est de tous les pays. Le mari, originaire des états du Sud, est établi à Boston, où il occupe dans l’église épiscopale un rang élevé. J’obtiens de lui des renseignemens qui m’intéressent sur la guerre de la sécession et sur ses causes. Bien qu’originaire du Sud, c’est au Nord qu’il donne raison. Il croit que la réconciliation entre les états autrefois ennemis sera complète d’ici à quelques années. La femme est originaire de la Californie, et ses grands yeux noirs teintés de bleu révèlent que quelques gouttes de sang espagnol coulent dans ses veines. Elle parle français avec une pureté remarquable, ayant passé une partie de sa première jeunesse en France ; elle connaît la Suisse, Genève, Coppet, et nous nous découvrons même quelques relations communes. Certaines particularités de la société qui nous environne finissent par amener la conversation sur un sujet délicat : la façon d’être et les manières des Américains, ce qui est de sa part l’occasion de quelques réflexions dont j’ai reconnu plus tard la justesse : « On rencontre, en effet, me dit-elle, beaucoup d’Américains plus ou moins bien élevés qui voyagent en Europe; c’est d’après eux qu’on nous juge, et nous autres Américains et Américaines de la bonne société, nous ne trouvons pas cela très juste. On rencontre quelquefois aussi en voyage, ajouta-t-elle avec malice, des Français mal élevés. Mais vous vous apercevrez bien vite que ces différences de classes sont plus sensibles en Amérique qu’ailleurs. Vous serez très bien reçu partout et par tout le monde, car notre nation est très hospitalière, peut-être plus hospitalière que la vôtre. Mais les comités qui vous recevront seront composés de toute sorte de gens. Il y aura dans chaque ville des personnages officiels et des hommes de la société. Ce n’est pas du tout le même monde, et je serais étonné si vous n’en faisiez pas la différence. »

Pendant que nous devisons ainsi très agréablement, l’approche de la terre nous est signalée par l’accostage d’un bateau pilote. Tandis que les pilotes du Havre ou de Liverpool ne s’avancent jamais en dehors de la Manche ou du canal de Saint-George, les pilotes américains s’aventurent jusqu’à deux jours en mer dans de petits bateaux voiliers, d’une forme singulièrement élégante, pour guetter l’arrivée des nombreux paquebots qui arrivent d’Europe. Ballottés parfois pendant une semaine entre le ciel et l’eau dans leurs frêles embarcations, ils ont peut-être risqué leur vie, mais ils ont gagné