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C’est par là que l’Océan l’emporte en grandeur sur la Méditerranée. Même par un temps calme, ses vagues longues et ondulées ont une bien autre allure ; on dirait un animal géant dont la respiration même révèle la sourde puissance et dont aucune force humaine ne pourrait contenir les mouvemens désordonnés.

Au bout de deux jours, le vent étant tombé et ayant changé de direction, nous rattrapons le temps perdu par une marche rapide. Nous approchons du banc de Terre-Neuve et nous cheminons à travers un brouillard épais en faisant retentir ce sifflet strident d’une sonorité toute particulière que les marins appellent la sirène. Si telle était la voix des nymphes traîtresses qui charmèrent les compagnons d’Ulysse, il faut avouer que ceux-ci avaient en musique des goûts bien étranges. On dirait le beuglement d’une vache qu’on égorge. Ce bruit s’entend à plus d’un kilomètre en mer et sert à empêcher les collisions qui sont, avec les bancs de glace pendant l’été, le seul danger sérieux de la traversée. Un vent froid qui vient du Groënland ajoute encore aux ennuis de cette obscurité. Puis, à mesure que nous approchons des côtes d’Amérique, la température qui s’adoucit, le soleil qui apparaît, viennent nous réconforter, et, sauf un peu de houle, notre route se continue très agréablement.

J’en profite pour descendre dans les profondeurs du bâtiment et pour visiter certaines parties qui m’intéressent. Je suis en particulier curieux de la chambre de chauffe. Tous ceux qui ont lu Jack (et qui n’a pas lu Jack?) se rappellent la description de cette terrible chambre où le pauvre garçon mène pendant quelques mois une si dure vie. Cette description m’était restée dans l’imagination comme quelque chose de particulièrement douloureux, et, voulant en avoir le cœur net, je suis descendu jusque dans l’étroit couloir ménagé en face des chaudières qui porte en effet ce nom caractéristique. A vrai dire, la description de Jack m’a paru un peu exagérée, et j’ai pu supporter l’atmosphère incandescente de ce couloir sans être obligé de me précipiter vers la manche à vent pour respirer de l’air frais. Mais il n’en est pas moins vrai que la chaleur y est poussée jusqu’au dernier degré que le corps humain puisse supporter et que le passage incessant sous ces manches à vent d’où tombe avec force un air qui paraît glacé doit entraîner souvent des accidens funestes à la santé. Telle est la vie à laquelle sont condamnés pendant quatre heures de travail, suivies de quatre heures de repos, une partie des hommes de notre équipage. Le soleil, le vent, la pluie, la tempête n’importent pas pour eux. Ils sont comme le mineur enfoui dans les entrailles de la terre et qui ne s’inquiète pas du temps qu’il fait au dehors. Au moins, sur les vieux bâtimens à voile, il n’était si humble matelot qui ne pût avoir quelques jours de bon, et lorsque,