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tout dire, à certaines préventions les uns contre les autres, l’esprit de bonne camaraderie l’a tout de suite emporté sur ces préventions, et que, le jour où nous nous sommes trouvés sur une terre étrangère, à douze cents lieues de notre pays, nous ne nous sommes plus souvenus que d’une chose : c’est que nous étions tous Français.

Parmi mes compagnons, quelques-uns redoutent la perspective d’une longue traversée de onze jours. Pour moi, au contraire, cette perspective est l’un des attraits du voyage. J’ai quelque peu navigué (il y a de cela malheureusement plusieurs années) sur la Méditerranée, et je suis curieux de comparer ce lac intérieur dont la place est si petite sur la carte, si grande dans l’histoire, et qui est peuplé de si poétiques souvenirs, avec ce désert d’eau, cette grande solitude qui sépare l’ancien du nouveau monde. Vais-je retrouver ces teintes bleues si profondes et si douces, et ces belles clartés nocturnes de l’archipel, qui, suivant l’exacte définition de Chateaubriand, semblent seulement l’absence du jour? J’ai gardé, entre autres souvenirs, celui d’une nuit passée à bord d’un paquebot russe, entre Alexandrie et Jaffa. La lune, dans son plein, blanchissait de ses rayons une mer immobile. Nous n’étions que peu de monde à bord, et le silence n’était interrompu que par le bruit sourd et régulier de la machine, semblable à un souffle puissant. Dans le salon, un des passagers se mit au piano et joua avec beaucoup d’expression cette mélodie mélancolique où la légende a voulu voir la dernière pensée musicale de Weber mourant. Accoudé sur le bastingage, j’écoutais les accords qui arrivaient jusqu’à moi à travers les hublots ouverts; et je ne sais si c’est l’influence de cette belle nuit, de cet air que j’ai toujours aimé ou l’émotion qu’excitait en moi l’approche d’une terre sacrée par ses grands souvenirs, mais d’un long voyage en Orient aucune impression n’est demeurée dans ma mémoire aussi présente et aussi vive. Eh bien, je le dirai avec franchise, l’Océan a trompé mon attente. Même par le plus beau soleil, je l’ai trouvé d’un bleu terne, qui au moindre nuage se change bien vite en un gris sale, et les nuits m’ont paru sans charme. Cependant la surface de l’eau miroite encore sous les rayons de la lune, et les accords du piano, fort agréablement tenu, arrivent de nouveau à mon oreille. Ce sont mes impressions d’autrefois que je ne retrouve plus. Mais ne serait-ce pas que j’avais vingt ans alors, tandis que j’en ai près du double aujourd’hui, et la jeunesse n’a-t-elle pas en elle des trésors de poésie qu’elle prête à la nature et que la nature ingrate ne lui rend pas toujours?

Cependant au bout de quelques jours l’Océan s’est relevé dans mon estime, mais d’une façon qui n’a pas été du goût de tout le monde. J’ai rencontré autrefois d’assez gros temps en naviguant sur la Méditerranée : j’ai même eu l’honneur de faire un quasi-naufrage sur