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près aussi sérieuses à l’orthodoxie, fut arrêtée sur le seuil de la canonicité, parce qu’elle avouait trop naïvement son origine moderne. L’auteur porta la peine de sa sincérité. Selon l’esprit du temps, un livre n’avait d’autorité que s’il portait le nom d’un patriarche, d’un prophète, d’un vieux scribe vénéré.

Vers l’an 100 de notre ère, le Cohélet fait donc partie de la Bible juive. Vers l’an 135, Aquila le traduit en grec, et les chrétiens commencent à le lire. Les conséquences de cette lecture se laissent d’abord bien peu sentir. Les chrétiens, avec leur assurance, allant jusqu’au martyre, du prochain avènement de la justice divine, ne pouvaient beaucoup goûter les sentences découragées de notre jouisseur blasé. Ni saint Justin, ni saint Irénée, ni Tertullien, ni Clément d’Alexandrie ne citent l’Ecclésiaste[1]. L’église, cependant, pour les jugemens sur la canonicité des livres, dépendait encore de la synagogue. Tout livre hébreu, dès qu’il était traduit en grec, devenait un livre sacré. Ainsi la traduction d’Aquila s’introduisit dans l’église. Origène (vers 230) met le Cohélet, sans réserve ni distinction, parmi les livres sacrés. Vers 250, Denys d’Alexandrie le commente[2]. Plus tard, Jean Chrysostome en tire d’éloquentes paroles, au lendemain de la disgrâce d’Eutrope, et, au moment de la ruine de l’empire romain, saint Jérôme le lit à sainte Blésille pour la consoler en lui montrant combien ici-bas tout est vanité[3].

L’exégèse grossière et puérile du moyen âge ne se soucia d’aucune des difficultés que le livre devait présenter à quiconque eût réfléchi. Grotius le premier avoua le scandale que lui causaient certains passages. Il aperçut très bien aussi que la langue était postérieure à la captivité. Van der Palm, Umbreit, Knobel, Herzfeld, Luzzato, Jahn, Augusti, de Wette, virent le scepticisme de l’auteur, mais ne se l’expliquèrent pas. Une idée très fausse, celle d’un dialogue où tour à tour un piétiste et un sadducéen exposaient des idées contraires, fit un moment fortune. M. Hitzig et M. Ewald ouvrirent la voie des explications historiques, mais méconnurent le caractère de libre pensée qui domine le livre, et le faussèrent tout à fait en prétendant y trouver un transcendantalisme prétentieux. Cohélet fut pour eux une sorte de théologien à la façon de Zurich ou de Goettingue, procédant par pédantes circonvolutions. M. Ewald et

  1. Les traces qu’on en a cru voir dans le Testament des douze patriarches (Nepht. 2, 8) et dans saint Justin (Apol., I, c, LVII ; Dial., c. VI) sont plus que douteuses. La phrase banale, Eccl., XII, 13, se retrouve dans le Pasteur d’Hermas, mand. VII, init. ; mais il n’est nullement probable que ce soit là un emprunt fait au livre pseudo-salomonien.
  2. Pitra, Spicil. Solesm., I, p. 16, 17 et suiv.
  3. Ut eam ad contemptum istius seculi provocarem et omne quod in mundo cerneret putaret esse pro nihilo. (Prœf. in Eccl., ad Paulam et Eust. 0pp., t. II, p. 713-714; Martianay.)