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cru supprimé reparaît sur-le-champ plus envenimé qu’avant sa suppression

L’auteur nous assure avoir fait l’expérience de toutes les occupations de la vie, et prétend les avoir trouvées vaines. Le plaisir, le pouvoir, le luxe, les femmes, ne laissent que regrets après eux. La science ne sert qu’à fatiguer l’esprit ; l’homme ne sait rien et ne saura jamais rien. La femme est un être absurde, un mauvais génie. La conséquence serait de rester célibataire. L’auteur y a bien pensé, mais quoi!... Le célibataire est un niais, puisqu’il thésaurise pour des héritiers qu’il ne connaît pas et qui ne tiendront pas de lui le moindre compte. L’auteur se rabat alors sur l’amitié ; là, du moins, il paraît avoir éprouvé quelque douceur[1]. Mais comment trouver la paix dans un monde où la loi morale commande le bien et où tout semble fait exprès pour encourager le mal?

Le crime est une folie sans doute ; mais la sagesse et la piété ne sont nullement récompensées. Tel scélérat est honoré comme devrait l’être l’homme vertueux. Tel homme vertueux est accablé d’infortunes comme devrait l’être le scélérat. La société est mal faite; les hommes ne sont pas à leur place ; les rois sont égoïstes et méchans ; les juges, pervers; les peuples, ingrats et oublieux. Quelle est donc la vraie sagesse pratique? Jouir doucement de la fortune qu’on a acquise par son travail ; vivre heureux avec la femme qu’on a aimée jeune ; éviter les excès de toute sorte ; ne pas être trop sage ni s’imaginer qu’en s’exténuant d’efforts on triomphera de la destinée ; ne pas non plus s’abandonner à la folie, car elle est presque toujours punie ; ne pas être trop riche (la grande richesse ne donne que soucis) ; ne pas être pauvre, car le pauvre est méprisé; accepter les préjugés du monde tels qu’ils existent, sans les combattre et sans chercher à les réformer; en tout, pratiquer une philosophie modérée et de juste milieu, sans zèle, sans mysticisme. Un galant homme, exempt de préjugés, bon et généreux au fond, mais découragé par la bassesse du temps et les tristes conditions de la vie humaine, voilà notre auteur. Il serait héros volontiers ; mais, vraiment, Dieu récompense si peu l’héroïsme, que l’on se demande si ce n’est pas aller contre ses intentions que de prendre les choses par ce biais.

Une telle doctrine, chez un Grec et chez nous, passerait pour l’impiété même et serait intimement associée à la négation de la Divinité. Il n’en est rien chez notre auteur. Cette doctrine est celle d’un juif conséquent. L’auteur est loin d’être un des insensés qui disent : « Dieu n’est pas. » On peut le trouver sceptique, matérialiste, fataliste, pessimiste surtout ; ce que sûrement il n’est pas, c’est athée. Nier Dieu, pour lui, ce serait nier le monde, ce serait

  1. Ch. IV, 9 et suiv.