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pathétiques et les disposer selon l’ordre le plus naturel et le meilleur ; sa pièce vaut par l’honnêteté, par la simplicité du scénario ; elle est solidement construite et distribuée par plans ; un dessinateur dirait que la mise en place en est bonne. Chacun des actes contient une scène importante, à qui les autres laissent ou donnent de la valeur, et chacune de ces scènes marque un progrès de l’action. Vingt éditions du roman nous dispensent d’exposer au long les données et l’intrigue du drame ; mais en cinq coups de plume, — et c’est un signe de la qualité scénique de l’œuvre, — on peut donner, si j’ose dire, un tracé de l’affabulation, Micheline Desvarennes, la fille de la riche boulangère, épouse quasi contre le gré de sa mère le prince Serge Panine, Polonais en quête d’une dot, qui aimait Jeanne de Cernay, la sœur adoptée de Micheline, et s’était fait aimer d’elle. — Jeanne, qui s’est laissé marier par dépit au banquier Cayrol et puis, le soir de ses noces, a refusé de le suivre, avoue son secret à Mme Desvarennes, et se laisse persuader par elle de se soumettre, de renoncer à tout espoir criminel et de respecter le bonheur de Micheline. — Cependant elle retombe dans son ancien amour et devient la maîtresse de Serge. — Mme Desvarennes découvre la faute et la dénonce à Cayrol, qui ne trouve pas, au moment d’agir, la force de frapper les coupables. — Serge, engagé dans une spéculation véreuse, compromet l’honneur de la maison après avoir détruit son bonheur ; il va fuir quand, sur le seuil. Mme Desvarennes le tue. Vous voyez que, depuis le « oui » arraché par Micheline à sa mère, jusqu’à ce coup de pistolet final, le drame s’avance par des étapes marquées avec franchise. L’intérêt qui ne se disperse pas en de jolis épisodes d’intrigue ni en de vains agrémens de dialogue, croît régulièrement d’une scène capitale à une autre. Ainsi même le plus sévère des vaudevillistes ou le plus rigoureux des fabricans de mélodrames serait mal venu à contester que M. Ohnet soit un homme de théâtre. Mais l’est-il justement au sens où prennent volontiers ce mot les tardillons de M. Scribe ? Non pas ! Il dédaigne les petites habiletés de ces messieurs, leurs ornemens en biais, et leur passementerie de fil blanc ; il dédaigne tout cela, parce qu’il n’en a pas besoin comme tel ou tel pour couvrir des pauvretés : il a su dans la trame de l’œuvre tisser un caractère, et voilà, sans chercher plus, pourquoi l’étoffe est solide et digne, comme toutes les bonnes et vraiment belles étoffes, d’être taillée à grands lés, sans artifice ni tricherie.

Le caractère qui donne à l’ouvrage tout son prix littéraire et soutient même, peut-être à l’insu du public, tout le succès de la pièce, c’est le caractère de la mère, de Mme Desvarennes. Et si le public s’y trompe, ainsi qu’il est possible, s’il ne connaît pas bien lui-même les raisons de son plaisir, je gage que l’auteur ne s’y est pas trompé: c’est pour animer ce personnage qu’il a rassemblé toute l’énergie, toute la vertu de son talent.