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assurance contre les autres, et même, s’il se trouvait un directeur tel que M. de La Rounat ou M. Kooing, qui eût monté la pièce de bonne foi et non pas seulement comme on paie une prime, alors c’étaient ses confrères qui se réjouissaient de sa déconvenue et, devant ce spectacle, s’encourageaient à la prudence : « Voyez! s’écriaient-ils, ce que c’est que de jouer les jeunes! Notre malheureux voisin a payé pour nous l’apprendre ; nous ne voulons pas au moins qu’il ait tout à fait perdu son argent : nous lui promettons de grand cœur de ne jamais l’imiter! » Et ainsi, d’une pièce tombée au Gymnase on barricadait la porte du Palais-Royal ou du Vaudeville.

De quel œil à présent ces guetteurs d’insuccès regardent-ils le triomphe de notre jeune confrère? Vont-ils prétendre qu’un tel scandale ne peut pas, sans choquer les lois naturelles, se renouveler de si tôt? qu’il n’arrive pas, comme dit M. Dumas fils, deux accidens de suite sur le même chemin de fer, — hélas ! récemment, l’on a bien vu que si, — et parce que la rouge a passé une fois, ces croupiers de l’art dramatique nous vont-ils soutenir qu’il faut prévoir justement une nouvelle série à la noire? Ils en sont bien capables, habitués qu’ils sont à tirer de tout une excuse pour leur méchante humeur. Cependant ils peuvent réfléchir qu’une expérience comme celle-ci paie M. Koning de plusieurs autres, et qu’en balançant et au-delà les pertes passées, un tel profit présent est le gage de profits à venir; qu’après Serge Panine, M. Ohnet, qui prend place, de ce coup, auprès de M. Albert Delpit en tête de la légion des jeunes auteurs dramatiques, M. Ohnet écrira d’autres pièces qui n’enrichiront pas M. Ohnet tout seul; que déjà, pour l’hiver prochain, on annonce le Maître de forges, comme, pour continuer la fortune du Fils de Coralie, on annonce le Père de Martial, et que M. Delpit n’eût pas fait le Fils de Coralie, ni M. Ohnet Serge Panine, si l’on n’eût permis à l’un de produire d’abord les Chevaliers de la patrie et Jean-nu-Pieds, à l’autre, Régina Sarpi et Marthe ; que si, dans un temps donné, on a besoin de forgerons, il est sage de ne pas interdire aux apprentis de forger ; que si l’on veut avoir des auteurs sur la planche et bientôt sur les planches, il faut permettre parfois aux jeunes gens de placer leurs ouvrages ailleurs que dans leurs tiroirs, etc.. Quelqu’une de ces réflexions viendra-t-elle à l’esprit de MM. Deslandes, Bertrand, Briet, Delcroix et de leurs pareils? Il n’est pas défendu de l’espérer. Voilà comment M. Ohnet, malgré cette terrible loi de la concurrence pour la vie, aura, en triomphant, servi ses confrères; que s’il tire lui-même de son succès un plaisir et un profit plus prochains que les nôtres, assurément, c’est son droit; il y aurait trop d’ingratitude à ne pas le lui pardonner.

Mais ce n’est pas seulement pour M. Ohnet et pour nous que nous nous réjouissons de sa victoire : c’est pour nos doctrines dont, une fois de plus, elle montre l’excellence. Certes, notre confrère est, comme on dit aujourd’hui, un homme de théâtre. Il a su imaginer des situations