Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/683

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands connaisseurs en généalogie, font le plus grand cas de ces caractères physiques d’une illustre origine.

— Vous avez raison, docteur, et, si je ne me trompe, lord Byron, qui était de bonne souche, a parlé quelque part de cette manière de penser des Turcs et surtout des Arabes. Beaucoup de grands hommes ont tiré vanité de la forme de leurs mains et de leurs pieds, témoin votre cher Bonaparte. C’est pour cela que tant de gens se mettent à la torture pour se faire un beau pied. Pour moi, j’ai toujours redouté les chaussures étroites : j’ai remarqué que cela rend méchant. Une femme gênée dans ses souliers de bal ne pourra jamais se montrer aimable. Elle est susceptible, maussade, trop rouge ou trop pâle, suivant ses nerfs, et cette rage d’avoir un petit pied lui fait perdre tous ses avantages. Mes pieds et mes mains m’ont causé bien des inquiétudes en Vendée. Souvent déguisée en petit garçon, les chaussures seules ne pouvaient m’aller, et il fallait m’en donner dont la forme ne convenait pas au reste du costume. Je ne pouvais pas porter de gants; aussi j’étais obligée de me noircir les mains avec de la terre pour masquer leur blancheur. Souvent aussi je me couvrais la tête avec un bonnet ou avec un chapeau à larges bords. Mon langage aussi était un obstacle à la perfection de mon déguisement, et, dans bien des cas, il fallait beaucoup de soin pour me dispenser de prendre part à la conversation. Un jour, j’étais assise en croupe derrière un gros paysan, à qui l’on m’avait confiée et bien recommandée, vous pouvez le croire. Il se retournait à chaque instant pour me regarder et finit par me dire qu’il était sûr que j’étais Henri V. Je ne lui dis pas non, et il aura gardé cette opinion. En entrant à Nantes, j’étais habillée en paysanne, bien fatiguée d’une longue course pendant laquelle j’avais souvent porté mes souliers dans ma main ; je marchais tout doucement le long des grands ponts, lorsque je me trouvai tout à coup nez à nez avec un peloton de grenadiers commandé par un ex-officier de la garde royale que je reconnus parfaitement. Ce lieutenant me regarda avec beaucoup d’attention. Je me crus prise; il passa outre et moi aussi. J’en fus quitte pour la peur, et c’est le cas de dire que j’étais dans mes petits souliers.

Ces souvenirs, qui arrivaient en foule, me tenaient fort attentif; j’aurais bien voulu que Mme la duchesse de Berry ne s’arrêtât pas en si beau chemin. Le hasard, qui est pour moi le dieu inconnu des anciens, me vint en aide et, à l’instant où Mme Hansler, après avoir emmaillotté l’enfant, le replaçait dans son berceau, je lui dis :

— Allons, bel oiseau rose, vous voilà dans votre nid de soie. Tâchez d’être gentille et ne vous plaignez pas de votre cachette, car votre chère mère n’en a pas toujours eu une semblable à sa disposition.

— C’est vrai! s’écria Madame; il s’en fallait bien que je fusse aussi