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et vous conviendrez que je n’ai pas sujet d’être fort tranquille sur l’issue de cette affaire. N’oubliez pas que la princesse s’obstine à compter sur sa prochaine mise en liberté et qu’elle ne peut manquer de recevoir une secousse affreuse quand elle verra toutes ses espérances renversées. Le chagrin ne peut-il pas hâter la marche d’une maladie de ce genre? Ne voit-on pas tous les jours la phtisie se développer au milieu de ces conditions si défavorables? Dites-moi si un médecin placé dans les conditions où je me suis trouvé n’a pas de trop bonnes raisons pour craindre les suites de cette grossesse? Suis-je donc trop prudent en agissant comme je l’ai fait? La fièvre qui revient chaque soir a-t-elle été constatée par moi seul? Tout le monde s’est-il trompé comme moi en entendant la toux nocturne, en voyant la maigreur croissante de la malade? Ces faits palpables, évidens, sont-ils une simple affaire d’imagination ou de complaisance? Les gardiens de nuit, qui sont témoins des accidens que je signale, sont-ils également coupables d’erreur? Et le général lui-même, qui ne se pique pas de médecine, a-t-il donc été le jouet d’une illusion quand il a vu comme moi la profonde altération du visage de Mme la duchesse de Berry?

J’ai mis tout naturellement dans cette plaidoirie une certaine chaleur qui n’a pas nui à son effet, et MM. Orfila et P. Auvity ont abondé dans mon sens. Il a été parfaitement établi que, dans des circonstances ordinaires, je n’aurais pas poussé les choses aussi loin, mais qu’à Blaye et quand il s’agissait de Mme la duchesse de Berry, j’avais été suffisamment autorisé à sonner l’alarme et à montrer le danger possible d’une telle situation.

M. le comte d’Argout a paru se rendre à nos raisons, il a compris la valeur des motifs qui me faisaient agir, et lorsque nous avons été sur le point de nous retirer, il m’a dit qu’il désirait avoir un nouvel entretien sur ce sujet, ce soir même, à neuf heures, chez M. le président du conseil des ministres.

A neuf heures, je suis arrivé chez M. le maréchal Soult et j’ai vu descendre de voiture M. Orfila, qui avait été convoqué pour cette séance extraordinaire. Un instant après, un huissier nous a introduits dans le cabinet du ministre et j’ai trouvé réunis sept ou huit personnages d’une mine assez peu rassurante.

M. le comte d’Argout nous pria de nous asseoir et je vis le doyen échanger des saluts avec la plupart de ces messieurs. M. le ministre de l’intérieur, s’adressant à moi, me dit :

— Monsieur Ménière, le conseil désire recevoir de vous les renseignemens les plus circonstanciés sur l’état de santé de Mme la duchesse de Berry. Je vous invite donc à nous raconter ce que vous savez à cet égard.

— Je ne sais, monsieur le comte, comment répondre à votre invitation.