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l’épreuve à laquelle pas un soldat n’aurait dû survivre? Ils étaient dix mille au départ, ces hommes de fer, ils revinrent six mille ; la retraite de Russie ne les aurait pas découragés. En quinze mois ils avaient parcouru plus de 6,000 kilomètres, dont près de 2,400 les conduisirent à travers des déserts, des montagnes et des fleuves. « Anabase et Katabase, marche en avant et marche en retraite, nous apprend Xénophon, formèrent un total que l’on peut évaluer à 1,155 parasanges. » La parasange des Perses n’a pas dû différer beaucoup de la farsang qui sert encore aux Persans à mesurer les distances ; nos érudits estiment que cette mesure répondait à notre lieue de quatre kilomètres; l’adjudant-général Ferrier ne l’a jamais trouvée inférieure à six kilomètres. Si l’adjudant-général Ferrier a raison et si les calculs de Xénophon sont exacts, 1,155 parasanges équivaudraient à 6,930 kilomètres, mais alors il faudrait supposer des étapes de 32 kilomètres et non plus, suivant la coutume généralement observée, de 21 ou 22, car ce fut en 215 étapes que les Dix-Mille se rendirent des bords de l’Hellespont à Cunaxa et de Cunaxa aux rives de l’Euxin.

La relation de cette mémorable campagne nous a été transmise avec des détails qui manquent complètement à l’histoire des expéditions d’Alexandre; elle nous aidera donc à comprendre ce que les récits de Ptolémée et d’Aristobule auront laissé obscur ; mais ce n’est pas seulement dans les ouvrages de Xénophon que nous trouverons le moyen d’éclaircir un texte incomplet. Je me rends mieux compte du passage de vive force des Pyles persiques quand j’ai lu dans Salluste comment Marius se rendit maître, sur la limite des royaumes de Jugurtha et de Bocchus, « d’un rocher d’une hauteur prodigieuse, uni et escarpé, comme si la main de l’homme se fût employée à le polir. » Salluste également me paraît plus croyable lorsque je me transporte en esprit au pied du piton de Fatahua. Ce vieux souvenir français parle-t-il encore au cœur de nos jeunes officiers? Quelqu’un a-t-il pris soin de graver dans leur vive et complaisante mémoire les noms jadis fameux du commandant Bonard, du capitaine Massé et du second maître Bernaud? Le fait d’armes que j’évoque a pourtant pendant longtemps défrayé les veillées du gaillard d’avant; je l’ai moi-même, il y a dix ans déjà, sommairement raconté, lorsque j’esquissais les vaillans combats que nous assurèrent, en 1846, la possession de l’île de Taïti[1] ; je reviens aujourd’hui à cette glorieuse histoire, parce que je n’en connais pas qui puisse, après l’expédition des Dix-Mille et les campagnes de Marins en Afrique, nous donner un sentiment plus juste

  1. Voyez dans la Revue du 15 janvier 1872, les Missions extérieures de la marine le Protectorat français à Taïti.