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haineuse et aussi tyrannique incontestablement que ne l’avait jamais été toute autre forme de l’intolérance, a seul et presque seul contre tous, en dépit des injures, en dépit de l’envie, en dépit de la ruine, en dépit de la Bastille, soutenu trente ans durant les droits de la critique et de la liberté de penser. C’est quelque chose, et c’est assez pour lui faire dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle une place plus qu’honorable.


V.

Il est aisé de conclure. Les quelques faits que nous avons essayé de remettre en lumière démontrent ce que, d’autre part et par d’autres chemins, on a déjà démontré tant de fois, à savoir, que sous l’ancien régime les usages de police et les mœurs administratives étaient insensiblement devenus presque aussi paternels que les lois étaient sévères et les institutions tyranniques. Empressons-nous d’ajouter que c’est la pire tyrannie quand l’application de la loi dépend moins de la gravité des délits que de la qualité des personnes. On a vu que ce fut le cas sous cette administration de Malesherbes, et justement, parce que de tous les hommes qui dirigèrent au XVIIIe siècle le même département de la librairie nul ne fut plus accessible à la distinction du talent, plus indulgent à cette irritable vanité dont il ne faut pas médire, puisqu’elle est le ressort même de l’artiste et de l’écrivain, plus désireux enfin d’accorder ce qu’il y a de plus difficile à concilier au monde, la liberté pour chacun de parler comme il pense, et le droit pour les autres de ne pas être inutilement blessés dans des opinions auxquelles ils sont nés en même temps qu’à la lumière, qui font en quelque sorte partie de leur chair et de leur sang, et dont ils aiment mieux mourir (on en devait avoir la preuve aux mauvais jours de la révolution) que de se laisser dépouiller. Aujourd’hui la liberté n’est plus en cause. «Dieu vous préserve de la liberté de la presse, établie par édit ! écrivait un jour Galiani, qui savait choisir ses correspondans, à Mme d’Épinay. Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, détruire le goût, abâtardir l’éloquence et toute sorte d’esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire? C’est l’art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire... » L’abbé, secrétaire d’ambassade, conseiller de commerce, un peu ministre enfin, en parlait à son aise. Faut-il prendre la peine de montrer que son sublime oratoire ne répond à rien d’historique, et qu’en aucun temps ni chez aucun peuple ces tours de force n’ont rien produit que de ces ingénieuses malices à la Fontenelle (pour fixer les idées sur un nom), si subtiles, si ténues, que déjà le moment d’en sourire est passé quand on parvient enfin à les