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proposaient était l’extinction d’un journal où je respecte aussi peu leur doctrine détestable que leur style emphatique, et où, faible roseau, j’ai l’insolence de ne pas plier devant ces cèdres majestueux[1]. » Il est permis de regretter que Malesherbes n’ait pas mieux compris ce qu’il y avait en Fréron d’audace et de générosité même, et qu’au contraire, comme on l’a vu, ce soit toujours ou presque toujours contre Fréron et du parti de la philosophie qu’il ait cru devoir se ranger.

Mais ce qui peut-être est plus regrettable encore, c’est que depuis plus d’un siècle il n’y ait guère eu que des protestations isolées en faveur de Fréron, et que, d’une manière générale, on ait continué d’en parler, à bien peu de chose près, comme en avaient parlé les encyclopédistes. Car, il n’importe pas si sa vie privée, comme on le répète et comme j’ai des raisons d’en douter, fut honorable ou non, puisqu’après tout la vie privée de ses adversaires ne le fut pas davantage. Il suffit que, dans les relations de la vie publique, on ne le puisse pas accuser d’improbité. C’est peut-être une idée singulière, mais je ne trouve pas qu’il soit moins honorable de vivre du produit d’un journal comme l’Année littéraire que de vivre du produit, comme Grimm, d’une correspondance secrète, où l’on déchire, pour l’édification d’une demi-douzaine de grands-ducs d’Outre-Rhin, les gens que l’on n’oserait seulement pas critiquer ou contredire en face. Je vais encore plus loin, et quand Fréron aurait été le folliculaire qu’il n’est pas, mais enfin que l’on prétend qu’il fut, je ne trouverais pas encore cela moins honorable que d’être, comme d’Alembert, logé par une Lespinasse, énamourée de son Guibert ou de son Mora, et pour l’achever, entretenu (c’est bien d’Alembert que je veux dire) moitié par le roi de Prusse, et moitié par Mme Geoffrin. Mais la question est ailleurs. Cet homme, quoi qu’il en soit de ses origines, fils d’un orfèvre de Quimper-Corentin, car on le lui a reproché, comme si Diderot n’était pas le fils d’un coutelier de Langres; quoi qu’il en soit de son éducation et de ses débuts dans la vie, ex-jésuite et petit abbé, puisque Voltaire lui en fait un crime, comme si Marmontel n’avait pas été plus ou moins jésuite et petit abbé ; quoi qu’il en soit de sa personne, ami de la table, comme Diderot, dont les indigestions tiennent la place que l’on sait dans les Lettres à Mlle Volland ; hauteur de cafés, comme Duclos, dont la réputation s’était faite chez Procope; coureur de filles, comme l’abbé Galiani, dont on connaît les Lettres à Mme d’Êpinay ; quoi qu’il en soit enfin de son talent, qu’il est à tout le moins injuste, comme on le fait, de vouloir juger d’un mot; — cet homme, en son temps, à son heure, dans un siècle où l’intolérance philosophique était aussi

  1. L’Année littéraire, 1772, t. I et II.