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il parle, et qui, ayant commencé par donner de grandes espérances et de bons ouvrages, finissent par n’écrire que des sottises[1] ? « Il vaut la peine de faire observer que c’est ici sur Candide le jugement que porte Grimm, et presque dans les mêmes termes. Si d’ailleurs on trouvait le trait final un peu vif, il conviendrait de se souvenir que Fréron ne fait que retourner contre Voltaire les mots mêmes dont Voltaire, dans l’Histoire du docteur Akakia, s’était servi contre Maupertuis, et je ne sache pas qu’entre toutes les ruses de guerre, il y en ait de plus légitime.

Or, disons-le clairement, c’est là pourquoi les encyclopédistes s’acharnent ainsi désespérément contre lui. Fréron les connaît admirablement : il possède son Voltaire par cœur; la facilité de son style n’a d’égale que sa prodigieuse capacité de lecture; il excelle à se servir contre son adversaire des armes mêmes qu’il lui fournit : et c’est bien là ce qu’ils ne peuvent pas lui pardonner. Ce n’est pas précisément ce qu’on appelle un grand critique ; cet homme de beaucoup d’esprit manque d’intelligence, il ne voit pas très loin et, par conséquent, il ne voit pas toujours très juste; ses principes sont de ceux que l’on emporte du collège plutôt que de ceux que l’on se fait à soi-même par l’étude, par la comparaison, par l’expérience; un don précieux, surtout, lui a été refusé, celui de reconnaître les divers aspects des choses et, si je puis parler ce langage mathématique, le nombre et la diversité des solutions qu’en littérature, comme partout, une même question peut recevoir. Cependant, si c’est du passé que l’on parle, il a su juger de Shakspeare beaucoup plus équitablement que Voltaire; et si c’est du futur, il a su louer en Rousseau presque toutes les nouveautés où Voltaire n’a rien compris. Après cela, s’il ne voit pas juste, il voit clair, et s’il ne sait pas reconnaître les aspects des choses, il sait bravement prendre parti, et ce sont encore en critique des qualités assez rares. Il a le courage. « Les philosophes, dit-il quelque part, crient sans cesse à la persécution, et ce sont eux-mêmes qui m’ont persécuté de toute leur fureur et de toute leur adresse. Je ne vous parle pas des libelles abominables qu’ils ont publiés contre moi, de leur acharnement à saisir ces malheureuses feuilles... de leurs efforts pour me rendre odieux au gouvernement, de leur satisfaction lorsqu’ils ont pu réussir à me faire interdire mon travail, et quelquefois même à me ravir la liberté de ma personne. Malheureusement, dans le temps même qu’ils se flattaient d’être délivrés d’un Aristarque incommode, je reparaissais sur l’arène avec l’ardeur d’un athlète dont quelques blessures que des lâches lui ont faites en trahison ranimaient le courage au lieu de l’abattre. Le but qu’ils se

  1. L’Année littéraire, 1759, t. I et II.