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l’ait jamais reçue; c’est encore que Malesherbes repoussa les supplications de Fréron plus durement qu’il n’eût convenu ; c’est enfin qu’il ne céda que sur les instances, ou plutôt sur un ordre du roi Stanislas, père de la reine, à lui transmis par le résident du prince, et réitéré par M. de Tressan : « Rendez-nous les feuilles de M. Fréron, écrit Tressan au mois de septembre 1752, et tout le public vous en remerciera. »

Deux ans s’écoulent assez paisiblement. Les Lettres sur quelques écrits de ce temps sont devenues l’Année littéraire. Fréron est le continuateur, et presque aussi goûté par le public, de ce fameux abbé Desfontaines, un très vilain personnage, il est vrai, mais le prince du journalisme littéraire au XVIIIe siècle. Nouvelle suspension, à la fin de l’année 1754. Fréron a trop médiocrement admiré le discours de réception de M. d’Alembert à l’Académie française, et de nouveau le voilà, littéralement, sur la paille, avec une femme et six enfans ; car, pour toute ressource, il n’a que ses feuilles, qui lui rapportent en ce temps-là 400 francs par ordinaire, c’est-à-dire tous les quinze jours; au total : 800 francs par mois. Elles lui rapportent aussi cinquante exemplaires gratuits, et cinquante autres encore que le généreux Lambert, son libraire, lui passe à raison de 8 sols l’un. Et point de feuilles, point d’argent. Cette fois, c’est la comtesse de La Marck, qui, sans que Fréron le sache, avec une délicatesse toute féminine, intervient auprès de M. de Malesherbes. Le journal reparaît. Cependant Fréron s’évertue, la rédaction du Journal étranger devient vacante, il la demande, et c’est à cette occasion qu’il écrit à Malesherbes une longue et très belle lettre d’où je détache le fragment suivant : «Quelques gens de lettres, surtout des poètes, s’imaginent avoir beaucoup travaillé lorsqu’ils ont fait un madrigal dans une semaine, ou une scène de comédie dans un mois, et jugeant des autres par eux-mêmes, ils ne peuvent concevoir qu’on vienne à bout de deux journaux à la fois, mais s’ils vivaient comme je vis, s’ils ne soupaient pas en ville, s’ils se levaient tous les jours à cinq heures du matin, ils trouveraient du temps pour les travaux qu’ils jugent impossibles[1]. » Il a raison, et, quel que soit le nombre de ses collaborateurs ou de ses croupiers (c’est le mot du XVIIIe siècle), dont il reprend le travail en sous-œuvre, on ne mène pas la vie crapuleuse que ses ennemis lui prêtent, quand on abat chaque ordinaire ce qu’en effet il abat de besogne.

On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous ceux qui trouvent accès auprès de Malesherbes pour se plaindre de lui ; quand ce n’est pas d’Alembert ou Marmontel, c’est Grimm, qui ne peut souffrir qu’on l’accuse de « détester la musique française ; » c’est Forbonnais,

  1. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. n° 3531 (8 août 1755).